Jérôme Cahuzac, le 12 février 2018. / ERIC FEFERBERG / AFP

Quand, fin 2012, Jérôme Cahuzac a reçu le coup de fil de la rédaction de Mediapart, il n’a pas répondu, mais il a fini par recevoir les journalistes. « C’était un entretien extrêmement désagréable, a raconté l’ancien ministre. Je leur ai demandé de quels éléments ils disposaient, ils ne m’ont pas répondu, ils sont partis. J’avais peur, la peur est un sentiment que je connais bien. »

Lorsqu’il lit l’article, le 4 décembre, il n’est qu’à moitié rassuré. « Le seul élément de preuve, c’était le mémoire d’un agent des impôts dans une procédure disciplinaire, qui dénonçait deux collègues d’Agen, et qui disait que j’avais un compte en Suisse, ce qui est vrai, et une maison à Marrakech, ce qui est faux. Que faire alors ? Je ne sais pas. »

Mercredi 14 février 2018, le docteur Jérôme Cahuzac, lors de son procès en appel pour fraude fiscale et blanchiment, est longuement revenu sur son état d’esprit lors de « ces quarante-cinq secondes à l’Assemblée nationale » où sa vie a basculé :

« Je mesure à cet instant combien toute cette vie que je construis va être balayée. Tous les sacrifices que j’ai faits, et imposé aux miens, vont être inutiles. »

Aucune question du chef de l’Etat

L’article paraît le mardi, le ministre délégué au budget appelle François Hollande et lui dit « qu’un article épouvantable » pour lui va sortir. « Bon, bon », répond calmement le président. Ils se voient le lendemain matin, le chef de l’Etat ne lui pose aucune question précise, ne lui demande pas de démissionner et lui dit au contraire qu’il a besoin de lui.

Jérôme Cahuzac le prend pour un encouragement ; les deux hommes se connaissent bien. « Nous avons été deux à écrire le programme de François Hollande, Emmanuel Macron et moi, il a été signé par un troisième, qui en a l’habitude » – le candidat lui-même, donc.

Le ministre file défendre son honneur à la radio, puis arrive au conseil des ministres où il s’efforce de faire bonne figure. « Arrivent alors le président suivi du premier ministre [Jean,-Marc Ayraut], il me dit, “qu’est-ce que c’est que ces histoires ?” Je ne comprends pas bien, on en a déjà parlé le matin. Je fais une réponse lapidaire, dont les deux se satisfont. » Mais le ministre ne l’a toujours pas digéré.

« Les quarante-cinq secondes où je détruis ma vie »

Le chemin de croix ne fait que commencer. Le ministre doit défendre une loi organique, l’enjeu est important, et la première question d’actualité tombe évidemment sur l’affaire. « Je mets toute la force que je peux avoir pour éteindre l’incendie, alors que c’est déjà un feu de forêt. Je veux sauver ma vie, ce sont les quarante-cinq secondes où je détruis ma vie. J’y pense tous les jours. »

Jérôme Cahuzac ment devant l’Assemblée nationale, en direct à la télévision. Alors qu’il lui manque « des éléments décisifs » : Mediapart publie un enregistrement où il évoque lui-même son compte en Suisse, il comprend vite que le site a « une source familiale » et découvre avec accablement que c’est sa femme.

« Trois possibilités s’ouvraient à moi en mars 2013, résume sobrement Jérôme Cahuzac. Continuer à nier, mais je n’en pouvais plus, ça faisait quatre mois que je ne dormais plus. Avouer ? Mais je vois ce que j’allais provoquer, pas seulement pour moi, je voyais la déflagration nationale, je mettais plein de gens dans une situation impossible. Je décidais d’en finir radicalement, cette solution aurait arrangé tout le monde. »

En finir, le lendemain, à l’hôtel

Il sait trop quelle haine entoure aujourd’hui son nom pour être audible, et ne se fait pas trop d’illusions sur l’interprétation qui sera faite de ses aveux, mais il n’y a pas de raison de ne pas croire en sa sincérité. Il n’en fait pas trop, il raconte, simplement :

« Je ne l’ai pas fait ce soir-là, il y avait deux enfants dans l’appartement », raconte le docteur. Il décide d’en finir à l’hôtel, le lendemain, et dort bien pour la première fois depuis des mois.

« Je prépare mes affaires, quand on sonne : c’était mon fils, qui passait, sans prévenir. J’hésite. Il me dit, tu ne me laisses pas entrer ? On boit un café dans la cuisine. Je ne dis rien, je ne peux rien dire. Il comprend là où j’en suis, il n’y a pas besoin de mots. Il m’a dit, “quand tu avais 23 ans, est-ce que tu avais encore besoin de Pierre [le père de Jérôme] ? Ben moi, c’est pareil, j’ai encore besoin de toi”. Il m’a dit, “ça va être un désastre, papa”. J’ai dit oui, ça va être un désastre. »

Il ne lui reste que l’aveu, il écrit, en mars 2013, aux juges d’instruction – sans dire un mot d’un financement politique – et leur explique cette « succession de choix désastreux » : « C’est moi qui ai créé ce désastre, convient l’ancien ministre. J’essaie de l’assumer, j’essaie. »

Il a payé, solidairement avec son ex-épouse, 389 000 euros d’impôts sur ses revenus cachés, et 305 000 euros de pénalités, plus 63 000 euros au titre de l’impôt sur la fortune, 46 000 de redressement, et une amende de 57 000 euros.

Depuis, il vit en Corse, seul, opère discrètement et bénévolement à l’étranger (mais plus d’implants capillaires), avec 3 500 euros de retraite parlementaire, et 1 500 euros de retraite complémentaire. On n’a pas trop de mal à croire son avocat qui explique qu’il a désormais, « une vie de paria, de pestiféré », et qu’il se fait insulter à chaque coin de rue.

Pourquoi a-t-il menti ?

Maître Eric Dupond-Moretti a eu l’idée de demander une expertise à Daniel Zagury, un psychiatre dont la réputation n’est plus à faire. Le docteur Zagury ne doute pas qu’il ait « frôlé le suicide » : « Souvent, le tribunal interne est plus sévère que le tribunal judiciaire ; l’image d’indignité se télescope avec le sentiment intime d’indignité, et provoque un suicide mélancolique. »

Pour le psychiatre, « Jérôme Cahuzac a un idéal d’intelligence rationnelle. Il fait un bilan sans complaisance, il éclaire son erreur sans s’en absoudre. Il a eu une phrase forte : “J’ai le sentiment d’avoir trahi la promesse de l’aube” ». Allusion au livre de Romain Gary, et de sa fidélité forcenée aux désirs de sa mère, Jérôme Cahuzac aurait voulu retrouver l’injonction familiale, son père ancien résistant, une certaine idée de la droiture.

Restait à savoir pourquoi Jérôme Cahuzac a caché pendant vingt ans son compte suisse, et surtout pourquoi, ministre exemplaire et respecté, il a menti, « les yeux dans les yeux ». Daniel Zagury y a vu « le paradoxe Cahuzac ».

« C’est là que réside la faille »

« Sa conscience morale estimait qu’il y avait prescription, qu’il avait largement lavé cette tâche par son comportement politique, explique le psychiatre. Il y avait l’imbécile qui faisait de l’argent, la réussite sociale du chirurgien, et puis il y avait celui qui s’était mis dans les pas de Michel Rocard, qui s’inscrivait dans l’image paternelle. Le ministre parle du jeune chirurgien qu’il était avec un certain mépris, au regard de l’image familiale. Il donnait l’impression d’avoir coupé les ponts avec sa première vie, il avait davantage un sentiment de honte réverbérée du dehors qu’un sentiment de culpabilité. C’est là que réside la faille, faute d’avoir résolu le conflit, de l’avoir laissé en jachère. »

Jérôme Cahuzac n’était pas chaud à l’idée de rencontrer le psychiatre, mais il s’est finalement reconnu dans ses conclusions. « Ça m’a aidé, en cessant de ne parler qu’à moi-même ». « Ça démontre que vous avez vu juste ? », demande Me Dupond-Moretti à Daniel Zagury. « Trouver les mots, bien nommer les choses, comme disait Albert Camus, c’est déjà faire un pas vers leur élucidation », a répondu le psychiatre.