« Identitätstransfer n° 3 1968 », de Valie Export. / COURTESY GALERIE THADDAEUS ROPAC, LONDON, PARIS, SALZBURG © VALIE EXPORT/ADAGP PARIS, 2018

La galerie Thaddaeus ­Ropac présente jusqu’au 24 février l’artiste autrichienne Valie Export. Le 11 février, le Centre Pompidou a mis à l’honneur l’Américaine Sheila Hicks. Leur point commun ? Elles sont femmes. Et d’un certain âge. La première a 77 ans, la seconde 83 ans. Et toutes deux ont mis beaucoup de temps à être reconnues.

Voilà encore dix ans, il ne fleurait pas bon être femme et artiste. Les choses étaient encore plus compliquées pour celles qui avaient dépassé la barre des 70 ans. Le marché leur préférait les jeunes pousses dont les œuvres étaient achetées pour 10 000 dollars et revendues en un temps record avec un zéro de plus. Mais, depuis peu, la donne s’est inversée. Les coqueluches d’hier sont tombées en défaveur : trop spéculatives, trop risquées. Refroidis par quelques méventes, les acheteurs se sont rabattus sur les artistes qui avaient de la bouteille. Après avoir exhumé les vieux routiers oubliés, les galeries braquent le projecteur sur leur pendant féminin, ces vieilles dames pas toujours ­ « indignes » qui ont su résister à une société corsetée, au machisme ambiant et aux diktats du goût.

Première vente à 89 ans

Pionnière de l’art minimaliste, l’Américano-Cubaine Carmen Herrera, qui a aujourd’hui 102 ans, a vendu sa première œuvre à… 89 ans. Bien que proche du philosophe Emmanuel Levinas et d’autres intellectuels parisiens, Colette Brunschwig, née en 1927, était méconnue jusqu’à il y a peu. Ce beau travail est resté si confidentiel que ses dessins et peintures spectraux se négocient aujourd’hui entre 1 500 euros et 25 000 euros chez Jocelyn Wolff.

Toutes ces femmes ont cultivé leur singularité. « Elles n’avaient aucune contrainte de marché, de regard stéréotypé, d’attente de collectionneur », explique Camille ­Morineau, directrice artistique de la Monnaie de Paris et fondatrice de l’association Aware, qui promeut les artistes femmes.

« Elles n’ont pas été pieds et poings liés par l’appartenance à des mouvements, à des codes préétablis de ces tendances », Camille Morineau, de l’association Aware.

« Elles n’ont pas été pieds et poings liés par l’appartenance à des mouvements, à des codes préétablis de ces tendances (art minimal, conceptuel, pop, politique). Elles ont créé des œuvres qu’on lit aujourd’hui comme “périphériques” ou “transversales”, faute de mot adéquat, et parce qu’on a besoin d’adjectifs », constate-t-elle.

Ces œuvres expérimentales ont tardé à trouver une place sur le marché. Sheila Hicks, qui a reçu beaucoup de commandes du monde de l’architecture, a longtemps été cantonnée à la sphère des « arts décoratifs ». Son tort ? Utiliser le textile comme langage. Quant à Valie Export, Thaddaeus Ropac l’admet : montrer son travail est un défi, malgré son importance dans le champ de la performance. « Elle est reconnue par une partie du monde de l’art, mais les collectionneurs la connaissent moins », confie le galeriste. Aussi ses prix, de l’ordre de 25 000 à 110 000 euros, restent-ils inférieurs à ceux de ses confrères actionnistes viennois.

Le féminisme ne paye pas

C’est que le féminisme ne paye pas. La Suissesse septuagénaire ­Miriam Cahn, dont les œuvres valent entre 10 000 et 30 000 euros à la Galerie Jocelyn Wolff, à Paris, a longtemps été auréolée d’une réputation sulfureuse. « Elle regardait d’un mauvais œil les invitations dont elle faisait l’objet comme “alibi” pour des expositions trop centrées sur les créateurs masculins. Elle ne se voyait pas légitimer un dessein sexiste », explique ­Jocelyn Wolff. Et d’ajouter : « La peinture en particulier est une chose très macho, avec une relation au pinceau assez virile, si l’on peut dire. » Miriam Cahn a connu une double peine quand la peinture est tombée en défaveur dans les années 1990.

Certaines de ces femmes ont toutefois vu leur cote décoller de manière surprenante, sur le tard. En 2014, Sheila Hicks fut adoubée par le monde de l’art en participant à la Biennale du Whitney, manifestation qui montre habituellement les jeunes artistes américains en pointe. Représentée en France par la Galerie Frank Elbaz, ses œuvres ­valent aujourd’hui entre 30 000 et 300 000 euros et ont rejoint de grandes collections comme la Fondation Louis Vuitton.

Réévaluations posthumes

D’autres créatrices n’ont eu droit qu’à des réévaluations posthumes. C’est le cas de l’Italienne Carol Rama, dont les dessins qui sentent le sexe et le soufre frisent les 200 000 dollars. Si elle est désormais représentée par la puissante galerie Dominique Lévy, elle est morte isolée en 2015. LAméricaine Alice Neel est décédée en 1984 à l’âge de 84 ans, après une vie marquée par les rebuffades des galeries comme des musées. Longtemps après sa mort, ses prix aux enchères tournaient autour de 50 000 dollars. Jusqu’au record d’un demi-million de dollars enregistré par Christie’s en 2007. Deux ans plus tard, le musée de Cleveland a acheté une toile pour 1,5 million de dollars chez Sotheby’s.

Cette vague actuelle de redécouvertes n’est toutefois pas encore une lame de fond. Pour Caroline Bourgeois, conseillère du collectionneur François Pinault et commissaire de l’exposition « Valie Export » à la Galerie Ropac, « la France reste encore à la traîne ».

Valie Export. Body Configurations 1972-1976, jusqu’au 24 février, Galerie Thaddaeus Ropac, 7, rue Debelleyme, 75 003 Paris, www.ropac.net Sheila Hicks, jusqu’au 30 avril, Centre Pompidou, www.centrepompidou.fr