« Droite, 110 long, pas corde, 100 mètres, gauche-droite, mouillé, droite, 130, plus-plus coooorde. » La note est tenue par Daniel Elena, nonuple champion du monde des rallyes copilote, assis à droite de Sébastien Loeb. La voix posée tranche avec les images de la caméra embarquée à bord de la C3 WRC, qui enchaîne tunnel et virages à plus de 150 km/h. Stoïque, agrippé à son seul carnet, Daniel Elena lit ses notes comme il fredonnerait une chanson à l’intérieur d’un tambour de machine à laver en mode essorage. C’est un métier, copilote. Méconnu mais enfin reconnu par la Fédération Française de l’automobile (FFSA), qui vient de créer une filière de détection Rallye jeunes copilotes — vingt ans après celle des pilotes.

De gauche à droite : Kévin Parent, lauréat de la première promotion Rallye Jeunes FFSA copilotes ; Julien Ingrassia, quintuple champion du monde de rallye copilote ; Patrick Chiappe, second lauréat ; et Yannick Roche, suppléant, le 8 février à Saint-Germain-en-campagne (Eure). / PIERRE SIMENEL

« C’est vrai que l’on fait un métier de l’ombre, assure Julien Ingrassia, copilote du quintuple champion de monde en titre Sébastien Ogier. Pour autant, il est bien de comprendre que le rallye est un sport qui se pratique à deux. C’est unique ! Au niveau musique, émotion, adrénaline, on ne peut retrouver ça nulle part ailleurs. »

Athlète de haut niveau

Au niveau amplitude horaire, abnégation et ambivalence, c’est aussi une profession unique. Athlète de haut niveau, le copilote fonctionne en binôme avec son pilote. La répartition des tâches est basique : le pilote conduit ; le copilote fait tout le reste. Cela va de s’assurer que le pilote est bien réveillé le matin, à vérifier le matériel, les boissons, les tweets aux fans, gérer l’agenda, le secrétariat… « Le copilote doit tout faire pour que le pilote n’ait qu’une chose à penser : conduire, résume Daniel Elena. On est là pour le décharger au maximum afin qu’il soit zen, parce que, après, en course, le taux de concentration est tellement énorme… »

En rallye, la course s’étire sur trois ou quatre jours et alterne les spéciales chronométrées sur route fermée et les liaisons, sur route ouverte, au rythme du code de la route. Lors des liaisons, le copilote est responsable de l’itinéraire — surtout ne pas se perdre — et des « check-points », où les concurrents doivent pointer à un horaire très précis, sous peine de pénalités.

Les spéciales sont précédées de deux sessions de reconnaissance, au cours desquelles le copilote, sur les indications du pilote, retranscrit par écrit tout le tracé, au mètre près, noircissant jusqu’à mille feuilles par spéciale. En course, le copilote lit ces notes en continu. « Celui qui tient le volant est presque censé pouvoir piloter les yeux fermés, uniquement guidé par les notes récitées avec précision, dans le bon tempo, par son voisin », écrit Sébastien Loeb dans sa biographie (Ma ligne de conduite, Michel Lafon, 2013). Avec Daniel Elena, ils ont inventé un codage : « Droite, 110 long, pas corde… » Les nombres expriment des degrés d’angle du volant, de 10 à 140 degrés. Un système de prise de notes repris par plusieurs équipages, dont Ogier-Ingrassia.

« C’est exact, dit Julien Ingrassia. Quand vous êtes jeune, que vous devez tout de suite être opérationnel, et que, depuis six ans, un équipage français gagne tout, autant en profiter. » Et ainsi gagner un temps précieux. D’autres équipes expriment les virages en 9-8-7… 0. Il n’y a pas de règle. L’essentiel est que le message passe parfaitement entre le copilote et le pilote. Une simple erreur de tempo ou de lecture, et c’est l’accident.

Une confiance totale

Négocier un virage à 120 km/h sans visibilité implique une confiance totale. Pour Sébastien Loeb et Daniel Elena, elle s’est établie d’emblée, lors de leur premier rallye, en avril 1998. Cela va faire vingt ans. Depuis, ils ont grandi ensemble, sont devenus amis, frères, voisins. « Notre complicité est unique », dit Daniel Elena. La preuve, « on ne se dit jamais bonjour ! ».

Dans l’équipage Ingrassia-Ogier, la confiance est venue après un certain temps de latence, dû à leur écart d’âge de quatre ans. Le pilote avait besoin d’être rassuré. Heureusement, « Séb’ [Ogier] a vu assez vite que j’étais un bosseur », rapporte Julien Ingrassia.

Le 10 janvier, quand Sébastien Loeb a vu Daniel Elena incapable de respirer après la chute de leur Peugeot DKR 3008 en plein désert péruvien, lors du Dakar, il a eu peur et n’a pas hésité à abandonner. « C’est la première fois que l’on abandonne sur blessure », relève Daniel Elena. Lui, si superstitieux, ne doit pas y voir un signe à la veille de leur retour, avec Citroën, pour trois courses en championnat du monde des rallyes (WRC).

Lors du Dakar 2018, l e copilote Daniel Elena a dû réapprendre à écrire ses notes pour s'adapter au rallye-raid. / TWITTER

« La peur ne doit pas s’immiscer dans l’habitacle, prévient Sébastien Loeb. C’est elle qui génère le stress et provoque les erreurs. » L’antidote ? Cela peut être « un petit canard avec un drapeau » posé depuis près de dix ans sur la plage arrière de la voiture de reconnaissance du duo Ogier-Ingrassia. Plus cartésien, Sébastien Loeb suggère de « tout aborder avec optimisme, assurance et détermination. Il faut être habité de cet esprit-là pour être copilote ».

10 % à 15 % du salaire d’un pilote

Compétence nécessaire mais non suffisante. Le copilote doit également être disponible, d’une nature aussi calme que le pilote peut être stressé, aussi effacé que le pilote est orgueilleux, organisé, méthodique, précis… et totalement désintéressé financièrement. En France, un copilote professionnel — ils sont une grosse dizaine — touche entre 10 % et 15 % de ce qu’empoche un pilote. Un rallye couru étant payé 1 000 à 2 000 euros, hors prime de victoire, cela permet à un bon pro de se faire un honnête salaire de cadre. Quant au pilote amateur, il arrive qu’il en soit de sa poche pour s’inscrire aux rallyes nationaux.

Une telle différence de traitement semble inacceptable. Julien Ingrassia, 38 ans, n’a jamais voulu s’engager dans un mouvement revendicatif pour autant. Même s’il a conscience qu’avec son statut de premier, c’est désormais à lui d’aller au front pour défendre les copains. Avant lui, Daniel Elena, 45 ans, n’a pas hésité dans les années 2000, à monter au créneau lorsque le nom des copilotes a été enlevé des voitures. Après plusieurs « gueulantes », une des premières actions de Jean Todt — lui-même ex-copilote — à la tête de la Fédération internationale de l’automobile (FIA) a été de restaurer le nom des copilotes sur la voiture. « Je le remercie pour ça », salue Daniel Elena. Mais il en veut encore à la FFSA, qui avait supprimé les photos des copilotes des cartes de la Fédération et rayé leurs noms de la liste des invités aux présentations. Jusqu’à ce qu’il intervienne.

Ce n’est toutefois pas dans les salons mais sur la route que l’équipage Loeb-Elena a le plus œuvré pour la reconnaissance du copilote, simplement en gagnant. En effet, dans les années 1980, le pilote pouvait effectuer autant de reconnaissances qu’il le souhaitait et connaissait quasiment la route par cœur. Le rôle du copilote était secondaire, interchangeable. Depuis la limitation à deux reconnaissances, promoteurs et constructeurs se sont aperçus que les titres mondiaux étaient conquis par les couples qui durent, comme Carlos Sainz-Luis Moya (quinze ans), Sébastien Ogier-Julien Ingrassia (douze ans) et Loeb-Elena (vingt ans)…

Résultat, alors que Julien Ingrassia présidait la première session de détection de copilotes de la FFSA juste avant le rallye de Suède, Daniel Elena peaufine son projet d’école de copilotes avec Mathieu Baumel, champion WRC2 et vainqueur du Dakar. Avec dans un coin de leur tête, ce texte (Pour une poignée de seconde, Albin Michel, 1988) tout en second degré du champion finlandais Ari Vatanen sur le « bon » copilote, ce « pilote frustré » qui doit en toute circonstance  « servir son maître [le pilote] », sans rien en attendre et surtout sans oublier l’essentiel : « Si l’équipage gagne, c’est grâce au pilote, s’il perd c’est à cause de son copilote. »