Dans une salle de formation de La Goutte d’ordinateur. / Camille Bordenet

Il est bientôt 21 heures, la nuit est tombée depuis longtemps en ce soir de février, mais sous les néons de la petite classe d’informatique, les regards sont concentrés, passant des écrans d’ordinateur aux claviers. « Qu’est-ce que c’est, un site en .ml ? », interroge Nordine Djabouabdallah, le médiateur numérique qui anime la séance. Les huit élèves répondent en chœur : « du Mali » – « Et en .gouv ? » – « Du gouvernement français ». Ce soir, c’est la quatrième séance du stage « Découverte de l’ordinateur ». Son bonnet gris à pompon enfoncé sur la tête, Eva*, réfugiée ivoirienne de 40 ans, s’applique à réaliser l’exercice demandé : une touche après l’autre, elle tape les mots « badiane » puis « humérus », pour en chercher la définition sur Internet. Dans un cahier d’écolier emprunté à sa fille, elle prend soin de consigner ce qu’elle apprend.

Cela fait un mois qu’Eva vient s’initier à l’informatique à La Goutte d’ordinateur, un espace public numérique (EPN) situé au cœur du quartier populaire de la Goutte-d’Or, dans le 18arrondissement parisien. Si cet EPN partage la même mission que les autres – réduire les inégalités numériques entre les citoyens –, il a la particularité d’accueillir de nombreux migrants, d’autant plus exclus de l’accès et des usages du numérique qu’ils cumulent précarité sociale et difficultés linguistiques.

Dans la classe, ce soir-là, les élèves viennent du Soudan, du Mali, du Gabon, du Sri Lanka… Certains sont arrivés en France il y a peu, d’autres habitent le quartier depuis plusieurs années. Si la plupart disposent d’un smartphone, ils ne maîtrisent pas pour autant les usages du Web : avant d’arriver à l’EPN, beaucoup n’avaient jamais touché à un ordinateur, et encore navigué sur des sites administratifs.

« Dans ce pays, partout tu as besoin de l’ordinateur »

Arrivée en France en 2015 après avoir fui la Côte d’Ivoire pour éviter l’excision et le mariage forcé à ses deux filles, Eva n’a pas tardé à comprendre que son intégration dépendrait non seulement d’une meilleure maîtrise de la langue, de l’apprentissage des codes culturels, du travail, « mais aussi de l’ordinateur », constate-t-elle :

« Dans ce pays, partout tu as besoin de l’ordinateur. Pour chercher du travail, pour le Pôle emploi, la CAF, même la préfecture… Si tu ne connais pas, tu es franchement bloqué. »

Et si la Caisse d’allocations familiales (CAF) ou Pôle emploi disposent de bornes où se faire conseiller, l’attente y est souvent très longue.

Depuis l’obtention de son titre de séjour, les journées d’Eva sont chargées, entre les cours de français qu’elle doit suivre avec l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) dans le cadre de son contrat d’intégration républicaine (CIR), ses ménages dans une entreprise de nettoyage, ses deux filles et les cours d’informatique du soir. Mais celle qui a arrêté l’école très jeune est fière de constater ses progrès :

« Quand j’ai commencé le stage, je ne savais même pas me servir de la souris. »

Un mois plus tard, elle dispose désormais d’une adresse e-mail qu’elle donne fièrement, et les sites administratifs l’effraient moins qu’avant. Elle est capable d’actualiser son dossier Pôle emploi ou CAF, sans attendre que des conseillers le fassent à sa place. Cette nouvelle autonomie numérique et ses progrès en français lui donnent de l’espoir : Eva voudrait trouver un meilleur travail, pour pouvoir se payer un appartement et quitter l’hôtel du Samusocial où elle est hébergée.

L’inclusion numérique, « levier d’insertion »

Marie est venue profiter de la permanence de libre accès aux ordinateurs pour se connecter à son compte CAF. Le bénévole de la permanence l’aide à se repérer sur le site. / Camille Bordenet

Amener ceux qui en sont le plus éloignés vers l’autonomie numérique, c’est la principale mission portée par La Goutte d’ordinateur. Face à la dématérialisation des services publics, Nordine Djabouabdallah y voit une condition essentielle de l’accès aux droits, « à plus forte raison pour les migrants, qui rencontrent des problèmes à la fois linguistiques, socio-économiques et professionnels ».

Des difficultés que l’EPN veille à prendre en compte, en travaillant en coordination avec les services sociaux de Paris, la CAF, des associations d’accompagnement à l’emploi et d’apprentissage du français. Si un niveau minimum de français est requis pour pouvoir venir suivre les cours d’informatique – faute de quoi l’EPN réoriente d’abord vers les associations linguistiques –, ceux-ci restent toujours couplés à l’approfondissement de la langue. Des parcours d’apprentissage du « français par le numérique » ont aussi été élaborés avec certaines associations. Il n’empêche que, même pour ceux qui se débrouillent en français, l’usage des sites administratifs génère beaucoup d’inquiétudes. « D’où l’importance de les mettre en confiance », explique M. Djabouabdallah, qui voit dans l’inclusion numérique « un levier d’insertion », au même titre que la langue ou le travail.

Ce samedi-là, Marie* est venue profiter de la permanence de libre accès aux ordinateurs pour refaire les exercices appris dans la semaine. Cette Gabonaise aux yeux verts d’eau a obtenu son titre de séjour il y a un an, mais ne parvient toujours pas à trouver de travail, malgré son niveau de français correct. Elle espère que la maîtrise de l’informatique lui permettra de débloquer sa situation et d’élargir ses recherches sur Internet. Mais pour l’instant, elle doit encore apprendre. Après avoir recopié ses identifiants, elle parvient à se connecter sur son compte de la CAF. Arrivée sur la page d’accueil, c’est plus compliqué : elle n’ose pas cliquer sur les onglets pour consulter ses ressources, mal à l’aise. Un bénévole vient l’aider. « Quand je vais repartir d’ici, je veux savoir faire toute seule », insiste Marie, qui promet qu’elle se réinscrira pour un second stage si elle n’y parvient pas.

Le « passeport Internet multimédia » peut aussi prendre une valeur administrative

Assise au poste à côté de Marie, Meryem*, réfugiée sénégalaise, a elle terminé son stage d’initiation à l’informatique et obtenu son « passeport Internet multimédia ». « Un certificat qui a un aspect symbolique et permet de valoriser les élèves, dont certains n’ont jamais été scolarisés, explique M. Djabouabdallah. Mais il peut aussi prendre une valeur administrative, permettant d’attester qu’ils ont bien été en France et étudié. »

Il y a peu, Meryem, qui a arrêté l’école en troisième, ne savait pas se servir d’un ordinateur. Aujourd’hui, elle égrène fièrement tout ce qu’elle a appris, de la création d’une adresse e-mail aux recherches en ligne. Ce samedi, elle est venue consulter les cours numériques de la formation qu’elle vient d’entamer pour devenir assistante de vie aux familles. Elle n’aurait jamais cru en être capable il y a quelques mois.

De quoi lui permettre de s’imaginer un avenir en France avec ses deux enfants, loin des sévices que leur faisait subir son époux. En novembre, après deux ans d’attente, l’Ofpra leur a accordé la protection subsidiaire. Certes, Meryem doit encore se déplacer jusqu’aux locaux de La Goutte d’ordinateur pour avoir accès à Internet. « Mais au moins, maintenant, je sais faire », dit-elle.

* Les prénoms ont été modifiés