Les participants à la « course des onze villes », le 4 janvier 1997. / Jerry Lampen / Reuters

Au loin, il n’est qu’un pont parmi des dizaines d’autres sur la route déserte qui enjambe les canaux frisons, au nord des Pays-Bas. A l’approche du village de Gytsjerk, l’édifice dévoile pourtant une mosaïque bleutée sur toute sa face nord. Quatre majestueux patineurs traversent la fresque, les mains jointes dans le dos, le buste brisé vers l’avant. La position optimale des avions de glace qui survolent les eaux gelées du pays l’hiver venu. Sept mille carreaux de céramique composent le tableau. Sept mille clichés de « héros » néerlandais.

Leur exploit ? Etre venus à bout d’un monument du sport national : l’Elfstedentocht, la « course des onze villes ». Une boucle de 200 kilomètres de canaux à travers la région septentrionale de Frise. Un mythe culturel et sportif pris d’assaut par 16 000 patineurs et deux millions de spectateurs (plus de 10 % de la population totale)… quand la météo le permet.

Depuis vingt ans, la douceur des hivers a raison de la passion de tout un pays pour le patin. Derrière l’attente d’une course devenue un cas d’étude du changement climatique, une question lancinante fait frémir des millions de Néerlandais : l’Elfstedentocht aura-t-il de nouveau lieu ?

Soumis aux aléas climatiques depuis le premier départ officiel, en 1909, le coup d’envoi du « marathon des marathons des glaces » est conditionné au gel des canaux sur une profondeur d’au moins quinze centimètres. Une épaisseur devenue gageure depuis 1997, date de la dernière des quinze éditions de l’Elfstedentocht.

Une course tous les quinze ans

La hausse du niveau général des températures, constatée aux Pays-Bas comme ailleurs, menace une course qui ne s’offre qu’aux hivers les plus vigoureux. Soucieux de sensibiliser le grand public à la réalité du changement climatique, des scientifiques ont fait de cet événement à la popularité immuable un indicateur universel pour alerter sur les dangers du réchauffement.

« Les chances de voir s’élancer l’Elfstedentocht ont été divisées par trois au cours des cinquante dernières années, estime Hans Visser, chercheur à l’Agence néerlandaise pour l’évaluation de l’environnement. Nous serions ainsi passés d’une course tous les quatre ans en 1950 à un départ tous les quinze ans en 2017. »

Les prédictions alarmistes des scientifiques n’ont pourtant pas réduit à néant les espoirs des mordus de glace de s’aligner sur l’épreuve reine du patinage. Président de l’Association royale des onze villes de Frise, et à ce titre organisateur de l’hypothétique course, Wiebe Wieling préfère rappeler les longues périodes de disette qui parsèment le siècle dernier : « le changement climatique a nécessairement un impact sur la course. Mais le pays avait déjà attendu plus de vingt ans après l’édition de 1963. Il faut y croire. Nous n’étions pas loin d’un départ il y a cinq ans. »

Le 8 février 2012, les journaux télévisés du soir s’ouvrent sur le visage grave de Wiebe Wieling. Un hiver glacial a saisi les canaux du nord du pays et ravivé chez des millions de Néerlandais l’espoir d’assister à nouveau au sommet sportif national. A mots pesés, les yeux rivés sur sa feuille, le sexagénaire a la lourde mission d’annoncer l’annulation de la compétition, lors d’une conférence de presse organisée en grande pompe. « Je n’oublierai jamais ce moment particulièrement pénible, se remémore Wiebe Wieling. Malgré la déception occasionnée dans le pays, nous n’avons reçu aucune critique. Tout le monde ici connaît et accepte les conditions de l’Elfstedentocht. »

Félicitations de la reine

Le monument « It Sil Heve », en 2009. Conçu et réalisé par les artistes visuels Maree Blok et Bas Lugthart sur le pont Kanterlandse au-dessus du Murk. C’est le dernier pont sur la route d’Elfsteden, pour atteindre le Bonkevaart où se trouve la ligne d’arrivée. / Sjaak Kempe (CC BY 2.0)

Privé de 16e édition, l’hiver 2012 aura au moins permis de vérifier la passion inaltérable des Néerlandais pour leur « Tour ». Sitôt l’annonce d’une évaluation de l’épaisseur de la glace, en vue de s’assurer des fameux « quinze centimètres », des centaines de bénévoles se sont manifestés pour nettoyer les berges et poser les premiers éléments de signalisation. En vain. Les organisateurs n’ont pris aucun risque face à la fragilité de la glace sur certaines portions du parcours.

Ville départ et arrivée du tour de 200 kilomètres, Leeuwarden, chef-lieu de la province de Frise, n’a plus cristallisé la fièvre néerlandaise pour le patinage depuis deux décennies. Il faut s’approcher de l’anneau de glace artificiel, situé en banlieue ouest, pour trouver trace du passage de l’Elfstedentocht.

Sur le parvis du grand vaisseau blanc trône un patineur de bronze figé dans l’effort. La liste de noms gravés sur le piédestal est suspendue à la quinzième ligne. « 4-1-1997 H.C. ANGENENT ». Il y a vingt et un ans, ce cultivateur de choux de Bruxelles remportait le marathon. Le dernier, en attendant le prochain hiver à même de geler les canaux frisons.

De Elfstedentocht van 1997
Durée : 06:15

Aujourd’hui éleveur de chevaux à Woubrugge, à 40 kilomètres au sud d’Amsterdam, Henk Angenent évoque son passage à la postérité au terme de 6 heures et 49 minutes de course. « Ma vie a basculé une fois la ligne d’arrivée franchie, tout le pays connaissait mon nom, décrit le quinquagénaire. Aujourd’hui encore, les gens ne cessent de m’en parler. Je reçois des dizaines d’appels d’inconnus, curieux de savoir si le numéro de téléphone appartient bien au vainqueur de l’Elfstedentocht. »

Si elle ne s’accompagne d’aucune dotation financière, la victoire à Leeuwarden assure une gloire aussi soudaine qu’éternelle. Célébrations, émissions de télévision, compétition au nom du nouveau héros : un triomphe sur l’Elfstedentocht n’a pas d’équivalent dans le sport néerlandais. « C’est la plus belle chose qu’un patineur puisse réaliser, s’enorgueillit Henk Angenent. J’ai même reçu les félicitations de la reine et du premier ministre par télégramme après ma victoire. »

« Le Graal en patinage »

Lors de la dernière édition de l’Elfstedentocht, le 4 janvier 1997. / DIMITRI GEORGANAS / AP

Oser la comparaison avec un titre olympique devant un patineur néerlandais vaudra à l’impétrant une réponse claire et à la médaille d’or une relégation au rang de vulgaire breloque. « Il n’existe pas de course plus importante, coupe Jorrit Bergsma, champion olympique du 10 000 mètres en 2014 et médaillé d’argent à Pyeongchang. Dans tous les pays, l’or olympique est le Graal en patinage. Chez nous, c’est une victoire à Leeuwarden. »

Plus qu’une épreuve sportive, la « course des onze villes » est un pan du patrimoine national néerlandais. Chaque habitant de la province de Frise a son anecdote du Tour, mêlant aux paysages bucoliques du nord du pays les vapeurs enivrantes du Beerenburg, un spiritueux local plébiscité par des spectateurs frigorifiés en quête de quelque source de chaleur. Les exploits des aïeuls sur les canaux se sont fait mythes au fil des générations. Ceux qui ont connu la magie d’une participation à l’Elfstedentocht reviennent sur des sensations vieilles de plusieurs décennies avec une troublante acuité.

« Le départ est mystérieux, dans le noir, très tôt le matin, raconte Wiebe Wieling, venu à bout de l’Everest du patinage en 1986 et 1997. La course n’est ensuite qu’une transe. Chaque geste est un mouvement plus proche de la ligne d’arrivée. De retour à Leeuwarden, la fatigue prend le pas sur l’euphorie. Ce n’est que le lendemain que vous vous sentez merveilleusement bien»

De ses deux participations à l’Elfstedentocht, le président de l’association royale conserve deux « Croix des onze villes ». Une récompense décernée à chaque participant ralliant l’arrivée avant minuit, soit 18 heures et 30 minutes après le coup d’envoi. Le 30 avril 2013, la médaille figurait en bonne place sur le plastron du roi Willem-Alexander, lors de son intronisation. Inscrit à la course sous le pseudonyme de W.A. van Buren, ce passionné de patinage a triomphé des 200 kilomètres de glace en 1986, à 19 ans.

Au cœur de l’imposante mosaïque qui recouvre une partie du dernier pont avant Leeuwarden, le futur monarque, visage poupon, est immortalisé dans son gros manteau aux couleurs d’un célèbre cigarettier, au milieu de 7 000 anonymes. De l’autre côté de l’édifice, la face sud reste vierge de tout carreau de céramique. L’enduit gris sable attend ses champions depuis vingt ans.