Documentaire sur Arte à 23 h 25

A la Moskobiya, les interrogatoires se tiennent sous le regard sévère et triste de Theodor Herzl (1860-1904). Le père du sionisme, l’homme qui rêvait de donner un refuge aux juifs persécutés d’Europe, pouvait-il se douter que son portrait ornerait la salle d’interrogatoire du principal centre de détention de Jérusalem ?

Plus de quatre hommes palestiniens sur dix des territoires occupés ont fait l’expérience des interrogatoires et de la détention par Israël. Pour raconter cette réalité invisible et pourtant omniprésente de la société palestinienne, qu’il a lui-même vécue, le réalisateur palestinien Raed Andoni a reconstitué une partie de la Moskobiya, ses salles d’interrogatoire, ses cellules d’isolement, ses règlements déshumanisants, son arbitraire.

Pour figurer détenus et geôliers, il a recruté sur casting une dizaine de Palestiniens, artisan, géomètre, forgeron, architecte, comédien, etc., qui ont partagé pour la plupart cette expérience à la fois intime et collective. Après avoir construit de toutes pièces un décor ressemblant à ce qu’ils ont pu voir de leur lieu de détention – quand ils n’avaient pas les yeux bandés ou la tête recouverte d’un sac –, les « acteurs » de La Chasse aux fantômes rejouent leur détention.

Cure cathartique

Qu’est-ce que cela fait à l’ancien prisonnier de se retrouver dans la peau du geôlier, de l’interrogateur, de celui qui avait quasiment droit de vie et de mort sur lui ? Le passage d’un statut à l’autre est toujours aussi fascinant, comme une peau que l’on enfile. C’est une belle métaphore du métier d’acteur et du pouvoir du cinéma que fait ici Raed Andoni, au passage, en plus d’une cure cathartique pour ses personnages, obligés de revivre des moments douloureux et de les exprimer, souvent pour la première fois.

La transformation passe d’abord par le corps, son maintien – passif et crispé pour le prisonnier, sûr de sa place dans l’espace et relâché pour le gardien –, par les détails des vêtements, le regard, qui fuit ou qui plonge dans les yeux de l’autre, qui évite ou qui rebute.

Scène d’interrogatoire dans « La Chasse aux fantômes », de Raed Andoni. / LES FILMS DE ZAYNA/AKKA FILMS

Les scènes d’interrogatoire, doublées de coups pas toujours maîtrisés, tiennent quasiment lieu d’expérimentation in vivo. Elles confirment une chose que l’on savait intuitivement des bourreaux et des victimes : c’est le rôle qui fait la conduite, pas l’homme. Encore plus vertigineuse est la révélation quand un comédien palestinien joue le prisonnier qu’il fut lui-même. Le réalisateur, avec un brin de sadisme, lui donne ce rôle alors que le comédien avait confié sa préférence pour celui de gardien. Puis, dans un second temps, le comédien prisonnier devient bourreau ; il doit justement interroger le réalisateur, et l’on se prend à observer si ses gestes brusques trahissent un soupçon de vengeance.

Cette cruauté ne serait pas supportable si tous ces hommes n’avaient en partage cette expérience de la détention, qui, sans les avoir brisés, les a marqués à jamais. Monika Borgmann et Lokman Slim avaient mené il y a peu une expérience similaire dans Tadmor (2016), du nom de la tristement célèbre prison syrienne de Palmyre, avec huit anciens détenus libanais. Et, plus loin encore, Rithy Panh avait usé du même procédé dans S21, la machine de mort khmère rouge (2003). A chaque fois, l’on ne peut s’empêcher de penser à Si c’est un homme, de Primo Levi.

La Chasse aux fantômes, de Raed Andoni (Fr.-Pal.-Sui.-Qat., 2017, 95 min).