L’avis du « Monde » – à voir

Tout commence dans un noir d’encre, traversé parfois de taches lumineuses produites par ce que l’on devine être des lampes de mineur. Des hommes s’invectivent dans l’obscurité et creusent la pierre. Puis l’espace s’ouvre, la caméra revenue en plein air, sur un décor impressionnant des installations d’une carrière de calcaire, lieu à la fois authentique et théâtral où va se situer l’essentiel du récit. Il y aura là déjà de quoi s’interroger, après avoir vu ce premier long-métrage du cinéaste islandais Hlynur Palmason, sur la nature même du décor de cinéma, qu’il soit artificiel ou réel. Celui-ci peut tout autant fournir des gages à un réel qui définirait les protagonistes que favoriser une forme d’abstraction, produite par sa bizarrerie même, une bizarrerie appartenant pourtant au monde.

Lire l’entretien avec Hlynur Palmason : « J’aime explorer des zones inconnues »

Ouvrier dans une mine de calcaire, Emil se distingue par un comportement légèrement asocial, une manière de transgresser la loi par son comportement et ses actions, une façon de se détacher d’autrui. Profitant des heures de fermeture, il s’introduit dans les réserves du lieu pour y subtiliser des produits chimiques dont il se sert pour fabriquer un alcool, que l’on devine plutôt frelaté, qu’il revend à ses compagnons de travail.

Traquer un ordre abstrait

Amoureux sans espoir d’une jeune fille lui préférant son frère Johan, qui travaille aussi dans la carrière, le personnage passe son temps à absorber ses propres décoctions tout en trouvant, dans une cassette vidéo d’instruction militaire détaillant l’utilisation d’un fusil semi-automatique, une manière d’occuper son temps, et peut-être de lui trouver un sens.

La singulière beauté du film réside précisément dans une manière toute personnelle de dénaturaliser ce qui pourrait se réduire à un simple drame social, de traquer un ordre abstrait derrière les prescriptions du monde social. Le trafic d’Emil est mis au jour en même temps que celui-ci apprend que ses breuvages ont provoqué la mort d’un de ses camarades. Il découvre aussi la liaison qu’entretient son frère, qui a semblé représenter pour lui l’incarnation d’un principe de réalité et de la sagesse.

Le temps répétitif du travail humain s’entremêle avec des moments d’une bizarrerie jamais artificielle

Les deux événements pourraient ainsi faire figure d’adjuvants au drame qui couve. Mais si le drame couve, il ne survient pas véritablement. Tout se passe comme si le film d’Hlynur Palmason entendait proposer un scénario conduisant vers une catastrophe attendue sans jamais remplir ce programme. S’y entremêle plutôt le temps répétitif du travail humain avec des moments d’une bizarrerie pourtant jamais artificielle, tel ce passage où le film soudain semble s’ouvrir sur une performance chorégraphique contemporaine, un corps-à-corps des deux frères, nus, après qu’Emil a découvert la relation de Johan avec la jeune femme dont il semblait faire le siège.

Intenses ou insignifiantes, les situations semblent quasiment prélevées au hasard, dans une quête qui s’attache à scruter la matière d’un réel dont on sait que le cinéma ne pourra que s’approcher un peu. C’est une combinaison de cadrages et de montages, mise au service de la captation de moments arrachés au fil de la vie, avec le souci de ne pas perdre de vue l’unité des sentiments en jeu.

Personnage burlesque

L’architecture de l’usine, avec ses turbines géantes dont la rotation inscrit le tragique du temps et l’âpreté d’un travail inhumain, est restituée dans toute sa beauté, dans une sorte de puissant souffle constructiviste. La couche de poussière grise qui semble éternellement recouvrir hommes et choses contribue à donner une dimension fantastique aux événements qui se succèdent sous les vrombissements d’une musique signée Toke Brorson Odin.

Mais nul doute que le film ne serait pas si remarquable s’il n’inventait pas une étonnante figure humaine. Elliott Crosset Hove, qui incarne Emil, est une sorte de personnage burlesque, aux yeux perpétuellement écarquillés. C’est à lui sans doute que l’on doit le plus évidemment ce sentiment d’étrangeté angoissante qui nimbe un film qui n’oublie pas pourtant de s’inscrire dans une réalité sociale particulièrement rugueuse.

WINTER BROTHERS FRENCH TRAILER
Durée : 01:44

Film islandais et danois d’Hlynur Palmason. Avec Elliott Crosset Hove, Lars Mikkelsen, Peter Plaugborg (1 h 34). Sur le Web : www.arizonafilms.fr/wb_entretien.html