Deux navires chinois dans le port d’Abidjan en 2007. / KAMBOU SIA / AFP

C’est une nouvelle illustration de la colossale pression que l’humain exerce sur les océans. La pêche industrielle exploite au moins 55 % de la surface des mers dans le monde – soit plus de quatre fois la superficie occupée par l’agriculture sur terre. Voilà les conclusions d’une vaste étude, publiée dans Science vendredi 23 février, qui passe au crible, avec un degré de précision inédit, l’ampleur des prises de poissons partout sur la planète jusqu’aux déplacements du moindre navire et à ses activités heure par heure. Elle fournit une carte interactive, accessible au grand public, de l’empreinte mondiale de la pêche.

Pour obtenir ces résultats, les chercheurs appartenant à des ONG (Global Fishing Watch, National Geographic Society, SkyTruth), des universités (Californie et Stanford aux Etats-Unis, Dalhousie au Canada) ainsi que Google ont récupéré 22 milliards de messages diffusés depuis les positions des systèmes d’identification automatique (SIA) des navires entre 2012 et 2016. Ces SIA, à l’origine conçus pour éviter les collisions, donnent l’identité des bateaux, leur position, leur vitesse et leur angle de rotation chaque poignée de secondes, enregistrés par des satellites et des stations au sol.

Technologie d’apprentissage automatique

Les scientifiques ont exploité cette gigantesque masse de données grâce à une technologie d’apprentissage automatique qu’ils ont développée (deux réseaux neuronaux convolutifs, outils couramment utilisés dans la reconnaissance avancée d’images). L’algorithme a pu identifier 70 000 navires commerciaux, leur taille et leur puissance, leur comportement (pêche ou navigation), le type de prises qu’ils pratiquent, ainsi que le lieu et le moment où ils opèrent à l’heure et au kilomètre près. Cet échantillon représente plus des trois quarts des bâtiments de plus de 36 mètres dans le monde.

L’empreinte mondiale de la pêche, enregistrée par satellites. Les zones les plus concernées sont l’Atlantique Nord-Est et le Pacifique Nord-Ouest, ainsi que quelques régions au large de l’Amérique du Sud et de l’Afrique de l’Ouest. / Global Fishing Watch

Résultat : ces bateaux ont exploité 55 % de la surface des mers en 2016, soit 200 millions de km2 (contre 50 millions occupés par l’agriculture). « Mais ces données ne tiennent pas compte des régions où la couverture par satellite est mauvaise ou des zones économiques exclusives [ZEE] présentant un faible pourcentage de navires qui utilisent un système d’identification automatique », notent les auteurs. Par extrapolation, ils jugent que la pêche industrielle a plutôt concerné 73 % de la superficie des océans.

600 fois la distance Terre-Lune

Dans le détail, les chiffres donnent le tournis. Rien qu’en 2016, l’équipe de chercheurs a observé 40 millions d’heures de pêche par des navires qui ont consommé 19 milliards de kWh d’énergie et parcouru plus de 460 millions de kilomètres, soit 600 fois la distance aller-retour de la Terre à la Lune.

Les zones les plus concernées par la pêche en Europe. / Global Fishing Watch

Les zones les plus concernées sont l’Atlantique Nord-Est (Europe) et le Pacifique Nord-Ouest (Chine, Japon, Russie), ainsi que quelques régions au large de l’Amérique du Sud et de l’Afrique de l’Ouest. Si la plupart des pays pêchent principalement dans leur propre ZEE, la Chine, l’Espagne, Taïwan, le Japon et la Corée du Sud représentent 85 % de cette activité en haute mer. La pêche à la palangre est la technique la plus répandue (dans 45 % des océans), suivie par la senne coulissante (17 %) et le chalutage (9 %).

Les 15 pays qui pêchent le plus au monde, en nombre d’heures en 2016. / Global Fishing Watch

L’étude montre également que les périodes et les intensités de la pêche ne dépendent que très peu des cycles naturels tels que les variations climatiques ou la migration des poissons, ni même du prix du fioul. Elles sont en revanche influencées par les décisions politiques, comme un moratoire estival instauré en Chine, et la culture – l’activité baisse durant les week-ends et les vacances de Noël dans l’hémisphère Nord.

Gestion durable de la pêche

« En permettant à tout le monde de télécharger nos données, et notamment aux décideurs politiques, nous cherchons à améliorer la transparence dans le secteur de la pêche commerciale et à renforcer les possibilités d’une gestion durable », explique David Kroodsma, auteur principal de l’étude et directeur des recherches et du développement au Global Fishing Watch.

Ces travaux ne disent toutefois rien des quantités de prises de pêche ou de leur évolution dans le temps. « Nous pouvons savoir pendant combien de temps les bateaux pêchent mais il faudrait le combiner à d’autres données, précise Kristina Boerder, l’une des coauteurs et doctorante à l’université Dalhousie. Grâce à notre carte, nous pouvons protéger des écosystèmes fragiles comme les récifs coralliens d’eau froide menacés par le chalutage profond, travailler sur la surpêche et la pêche illégale et connaître également les zones mieux gérées ou l’efficacité des aires marines protégées. »

D’après le dernier rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, 31 % des stocks de poissons sont surexploités dans le monde, ce qui signifie que ces espèces sont prélevées plus rapidement qu’elles ne peuvent se reproduire. Un phénomène trois fois plus massif qu’il y a quarante ans. « L’empreinte mondiale de la pêche est beaucoup plus importante que les autres sources de production de nourriture alors que les pêcheries ne fournissent que 1,2 % des calories consommées par les humains, soit 34 kcal par habitant et par jour », remarquent les auteurs. Ce qui renforce la nécessité d’une gestion durable.