Au Comptoir des mines de Marrakech, jeudi 22 février, c’était art, performances et musique gnaoua à tous les étages du superbe bâtiment art déco reconverti en galerie-centre d’art. Le propriétaire des lieux, Hicham Daoudi, ne s’en cache pas : il rêve de faire de ce lieu une galerie internationale, un tremplin pour une scène marocaine portée par des figures comme Mustapha Akrim ou Noureddine Tilsaghani.

Pour cet entrepreneur ambitieux, le Maroc vit un tournant sur le plan artistique. « Nous n’avons pas le PIB des puissances occidentales, mais il existe un dynamisme qui permet le commerce de nombreuses formes d’art », insiste-t-il. Et d’ajouter, volontiers lyrique : « Il se passe quelque chose de grandiose actuellement, car nous avons la chance de voir émerger une génération en or, accompagnée de professionnels audacieux et talentueux qui bouleversent les codes anciens. »

Touria Al-Glaoui, fondatrice de la foire 1:54, en fait partie. Après le lancement à Londres, voilà cinq ans, de ce salon dédié à l’art du continent africain, la jeune femme a inauguré jeudi une bouture à Marrakech, dans l’hôtel La Mamounia (jusqu’à dimanche). Un coup d’envoi prudent – à peine 17 galeries – mais réussi, avec quelques expositions remarquables consacrées à Abdoulaye Konaté ou Ernest Mancoba et une foule d’artistes talentueux à découvrir, comme le Guinéen Nu Barreto, le Marocain Hicham Benohoud et l’Américain Kyle Meyer.

« Les Marocains préféraient se cacher »

Le choix de Marrakech pour le lancement d’une greffe africaine n’est pas anodin. Cosmopolite, la ville jouit d’une infrastructure hôtelière et de charmes patrimoniaux qui séduisent les touristes. Elle compte aussi beaucoup d’expatriés, notamment exilés fiscaux français, enclins à la dépense. « C’est une ville-carrefour, un pont parfait entre le nord du continent, le Sud, le Moyen-Orient et l’Europe », résume Touria Al-Glaoui. Hicham Daoudi l’avait bien compris en lançant en 2010 la Marrakech Art Fair, qui s’est arrêtée après deux éditions, à la suite des printemps arabes, faute de sponsors publics et privés.

De l’eau a coulé sous les ponts. Même si les collectionneurs marocains restent plus portés sur l’art classique, quelques-uns s’aventurent sur les travées de l’art actuel. Le magnat de l’immobilier Alami Lazraq a ainsi créé à Marrackech le Musée d’art contemporain africain Al-Maaden (Macaal), inauguré fin 2016. Patron du groupe immobilier TGCC, Mohamed Bouzoubaa a quant à lui ouvert en novembre 2017 un espace pour déployer sa collection d’art au sein de son siège social.

Après avoir reçu 5 000 visiteurs en 2017, le Macaal s’est professionnalisé. « Il y a encore cinq ans, un tel musée aurait été impossible, confie son président, Othman Lazraq, 29 ans. Les Marocains ont longtemps été superstitieux, ils préféraient se cacher. L’architecture de Marrakech même en témoigne, avec la médina, ses murs aveugles. Mais aujourd’hui on s’ouvre ! Et il y aura d’autres initiatives de ce type. »

Un marché intérieur encore embryonnaire

La scène marocaine est plus dynamique que jamais. « De plus en plus d’artistes étrangers vont venir s’installer ici pour produire, dans de bonnes conditions, avec tout un système de résidences comme le Jardin rouge ou le Comptoir des mines », observe Meryem Sebti, rédactrice en chef de la revue d’art Diptyk. Et certains artistes étrangers ont déjà pris leurs quartiers à Marrakech, à l’instar du Belge Eric van Hove.

Cette effervescence nourrit beaucoup d’espoirs et pose une question : le Maroc peut-il devenir un carrefour du marché de l’art en Afrique francophone, au même titre que l’Afrique du Sud pour le versant anglophone ? « Oui, car il y a un marché intérieur, et pour les ressortissants de pays africains, il est plus facile d’aller au Maroc qu’ailleurs », estime Nicole Louis-Sidney, directrice de la galerie LouiSimone Guirandou, à Abidjan : « Pour nous Ivoiriens, il y a des vols directs et pas besoin de visa. »

« L’avantage du Maroc, c’est aussi sa stabilité politique, quand beaucoup de pays africains sont dans des situations incertaines », complète la galeriste parisienne Nathalie Obadia, qui a donné le 23 février une conférence sur la géopolitique et le marché de l’art contemporain au Musée Yves-Saint-Laurent de Marrackech. Mais le marché intérieur marocain est encore embryonnaire par rapport à celui de l’Afrique du Sud, faute de grand musée d’art contemporain de la taille du Zeitz Mocaa, au Cap.

« Le contrôle des changes est un problème »

A Marrakech, l’activité est saisonnière, de novembre à mai. Le triangle vertueux du collectionneur enclin au risque, de la galerie courageuse et de l’artiste prometteur reste rare. « Ce cercle est encore grippé chez nous, car beaucoup d’artistes prometteurs ou déjà bien lancés, comme Younes Rahmoun ou Mounir Fatmi, n’ont pas de galerie au Maroc, admet Meryem Sebti. Le collectionneur marocain a du mal à suivre leur carrière pourtant formidable à l’étranger. Même si certaines de nos plus grosses galeries font des foires, aucune d’entre elles n’a encore passé la taille critique pour pouvoir animer une cote et une carrière internationale pour ses artistes. »

Restent deux écueils de taille : le contrôle des changes et une TVA à l’importation de 10 %, à laquelle se greffent 4 % de taxes diverses. « Les taxes ne sont pas rédhibitoires, mais le contrôle des changes est un vrai problème, admet Philippe Boutté, directeur de la galerie Magnin-A, à Paris. C’est très handicapant car pour des raisons administratives, une transaction peut mettre plus de huit mois avant d’être soldée. »