Séance de « bonjour » pour des élèves du lycée Edgar Morin, à Bordeaux, au sein de l’espace de coworking de Darwin, lieu alternatif. / Eugénie Baccot/Divergence pour "Le Monde"

Elle va croire qu’on ne travaille pas, la journaliste. Mais ne vous inquiétez pas, on travaille, hein ! », nous lance Elsa, visage poupon, 16 ans. De fait, le profane pourrait en douter en découvrant au petit matin cette vingtaine d’adolescents dessinant un cercle allègre et anarchique devant le stand fromagerie de l’épicerie bio de Darwin – lieu alternatif emblématique de la rive droite de Bordeaux. Rien de plus commun, en revanche, pour ces élèves du lycée Edgar Morin (le LEM), établissement privé hors contrat ouvert en 2016.

Ils partagent leur quotidien avec les entrepreneurs sociaux et les associations installés sur le site de cette ancienne caserne dévolue à la coopération économique et à la transition écologique. Et ils y appliquent l’esprit du lieu à la lettre : s’amuser et inventer de nouvelles façons d’apprendre, sans salle de classe attribuée. Dans les deux classes du LEM, la mixité est reine : enfants d’ouvriers ou de chefs de clinique, certains souffrant de troubles « dys », quelques autistes Asperger et autres décrocheurs, mais aussi une majorité de « bons élèves » sans difficultés dans le système classique. « Tout est question d’alchimie et d’inclusion », précise Nathalie Bois-Huyghe, fondatrice de ce lycée tout en mouvement, anthropologue et psychopédagogue. « Nous n’avons pas vocation à devenir l’école des enfants atypiques. »

Estime de soi et pouvoir d’agir

Ce matin, à l’épicerie, le cours s’intitule AP, pour « accompagnement personnalisé ». Après l’interlude de jeu, chacun prend sa place dans de douillets canapés en cuir, à deux pas des vendeurs qui déballent leurs cartons. « L’air de rien, nous avons travaillé les capacités d’attention et de cohésion du groupe », décode Nathalie Bois-Huyghe. Trois heures par semaine, pendant les séances d’AP qu’elle a dessinées à sa façon, elle déploie tout un éventail d’outils issus du théâtre, mêlant expression corporelle et temps de parole, pour développer l’estime de soi et le pouvoir d’agir.

Dans une forme de pédagogie performative, elle s’adapte à ce qui émerge avec les élèves. Cette fois-ci, il est question des tensions avec les parents. « Pour les disputes, j’ai pris un abonnement hebdomadaire ! », ironise un jeune. « Moi, c’est tous les jours », renchérit son voisin. Chacun intervient pour tenter de définir la « bienveillance » et repart avec quelques clés de communication non violente, à appliquer le soir même à la maison.

« On apporte sécurité et confiance. On remplace les murs par des oreilles attentives et des bras réconfortants »
Adeline Sevre, membre de l’équipe du LEM

Pour les élèves du LEM, le cours de maths peut se faire sur les tatamis du studio de yoga, au « Bivouac ». La philo, pourquoi pas, au club nautique. Les humanités dans le bâtiment préfabriqué. La physique en « Métamorphose », l’une des salles de réunion, entièrement vitrée, de l’espace de coworking des « darwiniens ». Et tout est possible aussi en plein air, quand le temps le permet. Un hors les murs hors du commun, que l’équipe pédagogique rééquilibre avec un cadre humain solide. « On décloisonne tout en apportant sécurité et confiance. On remplace les murs par des oreilles attentives et des bras réconfortants », précise Adeline Sevre, éducatrice spécialisée de formation, en disponibilité de l’Aide sociale à l’enfance pour travailler au LEM à temps plein. « Mon boulot se joue dans les petits riens du quotidien. Pourtant il est primordial. »

Tous les jours, elle anime des sessions de quinze minutes inscrites dans l’emploi du temps : les « bonjour » et les « au revoir ». Des sas de communication qui permettent aux lycéens d’exprimer leurs joies et leurs mécontentements, dans une idée de coconstruction des pratiques pédagogiques. « On n’aime pas la méthode du prof de physique. Son cours est trop magistral. Moi j’ai besoin de comprendre comment Newton est arrivé à sa théorie ! », se plaint une tête bouclée de 1re S lors d’un « au revoir » explosif dans le préfa. Adeline Sevre calme le jeu : « Pas de jugement hâtif. Soyez force de proposition ! »

« Mon job, c’est de faire le grand écart entre les attentes institutionnelles et les valeurs d’ici »
Maxime Garrigou, professeur d’anglais

Le lendemain, les onze élèves de 1re S peaufinent leur argumentaire avec Adeline : ils vont demander davantage de travaux pratiques, un échange en début de cours façon classe inversée, une salle plus aérée… « Sans entrer dans le clientélisme, les lycéens veulent du coopératif, ils attendent une vraie diversité dans les modes d’apprentissage », remarque Maxime Garrigou, professeur d’anglais récemment nommé coordinateur de l’équipe pédagogique du LEM. « Nous devons provoquer une acculturation chez les enseignants. Il s’agit de renoncer à l’aspect descendant de la posture, de décloisonner les matières et les pratiques », ajoute cet ancien formateur des professeurs stagiaires à l’université.

« Mon job, c’est de faire le grand écart entre les attentes institutionnelles et les valeurs d’ici, s’amuse Maxime Garrigou. On suit le programme, on choisit juste de l’enseigner différemment. » Si, au LEM, l’obtention du baccalauréat n’est pas une fin en soi, il ne s’agit pas non plus de se mettre à la marge, et tous ont envie de réussir. Emma-Louise, fan de mangas, bonnet AC/DC vissé sur des mèches bleues, a choisi une 1re L. « Je n’ai jamais été très bonne élève. Le bac, ça me stresse, mais j’espère l’avoir grâce aux matières artistiques. Ça se voit à ma tronche, je ne suis pas du genre à entrer dans le moule ! » C’est pendant un « workshop » sur le transhumanisme qu’elle songe à entrer dans une école de maquillage artistique, pour travailler dans le cinéma et les effets spéciaux. « Mais ça coûte trop cher, il faudrait que je fasse un emprunt. Je préfère rester à Bordeaux et tester l’animation 3D dans le jeu vidéo. »

« Différents profils d’apprentissage »

Ces workshops sont au cœur du dispositif de ce lycée expérimental : dans une démarche de pédagogie de projet, on casse les codes et les habitudes autour de trois grandes thématiques par an. Pendant un mois, les lycéens élaborent un projet en petits groupes et réalisent une production artistique qu’ils exposeront le jour du vernissage. Parmi les thèmes de l’année : les migrants et l’alimentation. Ils abordent ainsi, de façon transversale, les différents aspects du programme. « Temps de cours, temps de modules et temps de workshop se succèdent pour répondre aux différents profils d’apprentissage », explique Nathalie Bois-Huyghe.

En partant, on croise Félix, ancien décrocheur. « Au collège, j’avais pile la moyenne. On aimait bien me rabaisser. J’ai eu envie de me barrer. » Il quitte alors la côte basque et suit Mateo, son ami d’enfance, dans l’aventure du LEM. « Ici, on nous accompagne de ouf ! Je me sens moins complexé, moins enfermé. » Félix vit seul à Bordeaux et rentre le week-end voir sa mère et son frère. Pour la suite, il ne sait pas, peut-être un BEP de soigneur animalier : « J’aimerais partir en Alaska pour aider les loups, mais je n’ai pas envie que le lycée se termine. On est un peu l’année crash-test et c’est trop bien ! Je m’imagine revenir ici plus vieux : je serai fier de dire à mes enfants que j’étais pionnier. »

Un coût en fonction de ses revenus

Le lycée Edgar Morin a été inauguré en septembre 2016. A ce jour, deux classes sont ouvertes : 30 élèves en 2de et 30 en 1re, répartis entre les sections L, ES et S. A la rentrée prochaine, le LEM accueillera un total de 90 élèves : 30 en 2de, 30 en 1re et 30 en terminale. Lycée privé hors contrat et association loi de 1901 fonctionnant avec du mécénat, le LEM ne reçoit aucune subvention de l’Etat. Il détient néanmoins un numéro d’établissement, qui signale la validation de la démarche par le rectorat. Si toutes les classes sociales sont représentées, chaque famille paye 1 500 euros pour l’année. A la prochaine rentrée, le coût d’inscription sera déterminé en fonction du revenu des parents, allant de 0 à 5 000 ou 6 000 euros par an.

Participez à « O21 / S’orienter au 21e siècle »

Pour aider les 16-25 ans, leurs familles et les enseignants à se formuler les bonnes questions lors du choix des études supérieures, Le Monde organise la seconde saison d’« O21 / S’orienter au 21e siècle », avec cinq dates : après Nancy (1er- 2 décembre), Lille (19 - 20 janvier), Nantes (16-17 février), rendez-vous à Bordeaux (vendredi 2 et samedi 3 mars 2018, au Rocher de Palmer à Cenon) et Paris (samedi 17 et dimanche 18 mars 2018, à la Cité des sciences et de l’industrie).

Dans chaque ville, les conférences permettent au public de bénéficier des analyses et des conseils, en vidéo, d’acteurs et d’experts, et d’écouter et d’échanger avec des acteurs locaux innovants : responsables d’établissements d’universités et de grandes écoles, chefs d’entreprises et de start-up, jeunes diplômés, etc. Des ateliers pratiques sont aussi organisés.

Ils restent des places pour O21 Bordeaux ! Et les pré-inscriptions sont possibles pour O21 Paris.

En images : les temps forts d’O21, nos conférences pour s’orienter au 21e siècle, à Nancy

Pour inscrire un groupe de participants, merci d’envoyer un e-mail à education-O21@lemonde.fr. L’éducation nationale étant partenaire de l’événement, les lycées peuvent organiser la venue de leurs élèves durant le temps scolaire.