Michel Barnier, le 28 février à Bruxelles. / FRANCOIS LENOIR / REUTERS

En bon anglais, l’exercice auquel Bruxelles s’est livrée ce mercredi 28 février s’appelle un « reality check » (confrontation avec la réalité). A treize mois désormais du Brexit, Michel Barnier, le négociateur en chef pour l’Union européenne (UE), a rendu publique une première mouture du futur accord de retrait du Royaume-Uni. Un texte essentiel, qui devra recevoir le feu vert du Parlement européen, mais aussi celui de Westminster, après avoir été définitivement agréé par Londres et ses vingt-sept partenaires.

Le document, pour l’heure 120 pages et 168 articles (mais probablement dix fois plus quand il aura été complété, au terme des négociations), traduit en termes juridiques l’essentiel de l’accord politique de décembre 2017 entre Londres et Bruxelles. Il couche aussi sur le papier les termes de l’accord de transition réclamé par Londres, mais toujours pas agréé, le gouvernement de Theresa May refusant d’accepter les conditions des Européens.

« Il n’y a aucune surprise à attendre » de la copie bruxelloise, a prévenu M. Barnier mercredi. Et pourtant : en écrivant noir sur blanc ce à quoi les Britanniques devront s’en tenir dans le cadre du divorce, mais surtout, en y imposant clairement ses points de vue, sans aucune concession ou presque, la Commission espère faire revenir les Britanniques aux dures réalités du Brexit. Au risque d’une nouvelle crise politique dans le pays ?

Il faut dire que dix-huit mois après le référendum, les responsables politiques britanniques, gouvernement compris, continuent à s’écharper sur le Brexit sans tenir compte des lignes rouges maintes fois répétées des Vingt-Sept (intégrité du marché intérieur, caractère indissociable de ses quatre libertés : libre circulation des personnes, des biens, des capitaux et des services).

Une réunification des deux Irlandes par les normes

Quels sont les aspects du texte les plus difficilement acceptables par Londres, et pourquoi ? Bruxelles a longuement insisté sur l’Irlande, identifiée depuis des mois par l’équipe Barnier comme un des points les plus « durs » des pourparlers, celui sur lequel les discussions risqueraient un jour de dérailler. En décembre 2017, les discussions ont déjà failli faire voler en éclats la fragile majorité dont dispose la conservatrice Theresa May au Parlement britannique, ses partenaires du petit parti unioniste nord irlandais DUP refusant les solutions européennes.

Aujourd’hui, pour éviter le retour d’une frontière « dure » entre Irlande du Nord et République d’Irlande (un engagement de Londres), Bruxelles suggère que la solution la plus pragmatique, si Mme May persiste dans sa volonté de quitter le marché intérieur et l’Union douanière européenne, c’est de créer une « ère réglementaire commune » entre les deux Irlandes. M. Barnier propose que les contrôles des marchandises entre le Royaume-Uni et le reste de l’UE, inévitables après le divorce, s’opèrent entre l’Ile d’Irlande et le reste des îles Britanniques. Et que l’Irlande du Nord continue, sur un grand nombre de secteurs – normes phytosanitaires, marché de l’électricité, etc. –, de s’aligner sur les normes européennes.

Cette solution revient à une réunification des deux Irlandes par les normes : elle est explosive, concernant des territoires encore traversés par de fortes tensions, vingt ans après les accords de paix de l’Accord du Vendredi saint, en 1998, ayant mis fin à la guerre civile. Elle a été immédiatement rejetée par Theresa May :

« Le projet de texte juridique que la Commission a publié, s’il entre en application, minera le marché commun britannique et l’intégrité constitutionnelle du Royaume-Uni en créant une frontière douanière et réglementaire en mer d’Irlande. Aucun premier ministre du Royaume-Uni ne peut l’accepter. »

La « soumission » à la Cour de Luxembourg

Autre point dur de la négociation : la Cour de justice de l’UE. Les Brexiters refusent par principe de continuer à se « soumettre » à la plus haute juridiction de l’Union. Le document de retrait souligne cependant clairement que la Cour de Luxembourg restera l’instance de dernier recours pour traiter de tous les litiges impliquant le respect des lois européennes. Pour Londres, cela signifie une « soumission » à cette juridiction pour encore de longues années. Unique concession de Bruxelles, déjà accordée en décembre 2017 : les juges britanniques pourront statuer seuls sur des contentieux liés au statut des expatriés au Royaume-Uni, mais uniquement huit ans après la date du Brexit.

Le projet de traité revient aussi sur la période de transition, réclamée par Mme May, qui veut un accord avant fin mars, pressée par des milieux économiques de plus en plus inquiets. Mais sans davantage de concessions. Les Européens maintiennent que cette période post-Brexit, durant laquelle le Royaume-Uni pourra continuer d’accéder au marché intérieur, devra s’achever au 31 décembre 2020. Alors que Londres réclamait qu’elle puisse être prolongée.

Bruxelles oppose aussi une fin de non recevoir très nette concernant le droit de veto réclamé par les Britanniques sur les règles de l’UE durant cette période : pas question qu’ils aient leur mot à dire. Sûre d’elle, la Commission propose même qu’en cas de non-respect des lois de l’UE durant la transition, les droits d’accès du Royaume-Uni au marché intérieur soient en partie suspendus.

« Keep calm and be pragmatic », a lancé M. Barnier mercredi à l’attention des Britanniques en ébullition, et se défendant de vouloir « provoquer des chocs », mais réaffirmant sa volonté « de trouver des solutions ». Le Français, ex-commissaire au marché intérieur, a aussi insisté sur le fait que la solution envisagée pour l’Irlande n’était pas définitive, et qu’il était « prêt à discuter immédiatement » si Londres proposait autre chose.

Brusquer les Britanniques

Le négociateur en chef pour l’UE le répète depuis des mois : l’heure tourne, le D-Day du Brexit (le 29 mars 2019) se rapproche dangereusement, et l’hypothèse d’une rupture sans accord n’est pas à exclure. Brusquer les Britanniques est d’abord le moyen de faire avancer une négociation à nouveau au point mort. Londres refuse toujours les termes de la transition sur la table depuis janvier : la discussion bloque notamment sur le sort des expatriés arrivés après le Brexit, durant la transition.

Bruxelles ne serait-elle pas non plus un peu tentée, en insistant à ce point sur l’Irlande, de dynamiser le débat interne au Royaume-Uni sur l’Union douanière ? Peut-être. Theresa May a maintes fois répété qu’elle voulait en sortir. Mais y maintenir son pays permettrait d’éviter les contrôles aux frontières entre les deux Irlandes, et accessoirement d’éviter un Brexit dur, en maintenant le lien avec l’UE.

Le fait que le chef de file travailliste Jeremy Corbin ait choisi de défendre, ces derniers jours, le maintien dans l’Union douanière, gagnant même le soutien de quelques députés tories, n’a évidemment pas échappé à Bruxelles. « Il a été malin, mais certains ici le considèrent d’un mauvais œil, pour des raisons idéologiques », souligne un diplomate bruxellois. Qui s’attend, comme d’autres collègues, à de fortes turbulences avec Londres dans les semaines qui viennent.

Mais Michel Barnier a déjà prévenu la partie adverse, qui parie depuis des mois, en vain, sur la désunion des Européens pour mieux tirer son épingle du jeu. « Ne perdez pas de temps à imaginer qu’il y aura des divergences entre les Vingt-Sept », a réaffirmé le Français. « Et les Vingt-Six sont solidaires avec Dublin », a t-il estimé nécessaire de souligner.