Devant le siège de SoLocal, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), jeudi 1er mars. / Le Monde

Après dix-huit ans passés chez Pages jaunes (groupe SoLocal), Camille* aurait préféré recevoir la nouvelle de la bouche d’un des membres de la direction, une tête connue. Mais « on l’a appris dans un document qu’on nous a diffusé », lance-t-elle amer. A l’écran, ce 13 février, le nom des agences Pages jaunes en province que SoLocal a décidé de fermer d’ici à 2019. Dans la liste, Nancy, la sienne.

Depuis, rien n’a endormi la rage, la colère et l’incompréhension. Comme elle, plusieurs centaines de salariés des quinze agences menacées sur les dix-neuf du groupe ont traversé la France, jeudi 1er mars, pour se rendre au pied du siège social du groupe SoLocal, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine). Sous la nuée de drapeaux et le vacarme des sifflets, ils entendaient bien être vus et entendus par la direction du groupe, qui a annoncé, le 13 février, le licenciement de mille personnes.

Car quinze jours après cette annonce surprise, la direction n’a donné aucune indication à ses 4 500 salariés quant aux postes qui seraient concernés, et aux garanties qui leur seraient offertes. Marie ne travaillait pour Pages jaunes que depuis trois ans, mais son poste au sein d’une grande entreprise l’avait rassurée, elle avait imaginé avoir trouvé un emploi durable.

« J’ai pris un crédit, moi, maintenant, et il va falloir que je reparte à zéro », lâche-t-elle, mâchoires serrées. A Nancy, où 191 emplois sont menacés, la direction offrira des possibilités de mutation sur Lille. Hors de question pour la jeune femme, qui se refuse à refaire sa vie ailleurs alors que « dans trois ans, ils pourront [lui] refaire le même coup ». Quitte à perdre son poste.

« Je ne ferai pas ce sacrifice pour une boîte qui nous traite comme ça. Ils m’ont dégoûtée. »

« Exclusivement financier »

« On ne comprend pas, on sait qu’on est rentable pourtant », déplore David Mallet, délégué syndical CFDT. Au lendemain de l’annonce de son plan de licenciement, justifié par un chiffre d’affaires en baisse depuis dix ans, SoLocal publiait un bénéfice net en hausse de plus de 500 % en 2017, grâce à la restructuration de sa dette.

Cette restructuration, justement, a déjà demandé des efforts aux salariés. Pour Christine*, salariée de Pages jaunes à Grenoble depuis vingt-huit ans, ce plan de licenciement deux ans après la précédente restructuration tombe comme un coup de massue. « On a déjà été restructurés, on a accepté de s’adapter, on a fait des concessions, et l’ancien directeur général avait dit qu’on avait sauvé nos emplois, se souvient-elle. J’ai l’impression d’avoir tout donné pour cette boîte, et en fait on sert à rien. »

Une boîte qui n’a plus aucune valeur

A ses côtés, Clara*, « moralement abattue », se désole également de se « battre pour une boîte qui n’a plus aucune valeur ». Pour ces salariés, le projet de la direction de SoLocal est inacceptable car « exclusivement financier ».

« Je suis là depuis trente ans, mais c’est la première fois que je vois un hold-up financier comme ça », assure M. Mallet. Lui critique l’absence de réel projet industriel et s’agace d’entendre l’argument du « nécessaire passage au numérique » de l’entreprise, connue pour produire l’annuaire téléphonique. En 2018, Pages jaunes est aussi un site qui compte parmi les cinq meilleures audiences françaises. « 80 % du chiffre d’affaires de l’entreprise vient des activités numériques, on a déjà franchi ce cap ! », estime-t-il.

Pour l’intersyndicale, représentée par Nadine Champrou (CFDT), « l’objectif affiché est celui d’accroître le cours de Bourse, les salariés ne sont que la variable d’ajustement ». Dans la foule du rassemblement, le nom d’Eric Boustouller, directeur général depuis fin 2017, capte toute la responsabilité d’un plan jugé « brutal », « violent », « ignoble » et « injuste ».

« On fait quelques nuits blanches »

Pourtant, aucun salarié présent jeudi ne cache son affection pour Pages jaunes. « J’adore ma boîte, je l’ai vue grandir, c’était une super boîte », regrette Agnès, salariée de l’agence de Bordeaux depuis 2005. A 58 ans, elle pourrait être intéressée par le volet de départs volontaires proposé par SoLocal, avant les départs contraints. Mais elle s’inquiète aussi « pour l’avenir de l’entreprise ». « C’est comme une grande famille pour nous », assure-t-elle.

Grégory ne la contredira pas. Lui a littéralement fondé sa famille au sein de l’entreprise. Sa femme, son beau-frère, sa belle-sœur, son cousin, la femme de son cousin… tous sont salariés de Pages jaunes. Le plan de licenciement « détruirait » son entourage. « On se prépare au pire, et on fait quelques nuits blanches », avoue-t-il.

Les syndicats rencontrent la direction vendredi 2 mars. Ils souhaitent obtenir des réponses sur le devenir de l’entreprise, qui sera bientôt privée de 23 % de ses effectifs, et viennent avec l’ambition de proposer une alternative qui permettrait de conserver plusieurs emplois. La direction a bien accepté de discuter, mais pas de sortir du cadre de son projet de restructuration.

*Tous les prénoms ont été modifiés