Mercredi 28 février, à Paris, plusieurs dizaines d’élus ont décidé d’aller à la rencontre de sans-abri. Certains ont même passé la nuit dehors. / PHILIPPE LOPEZ / AFP

La température est glaciale. Mais une trentaine d’élus sont au rendez-vous en ce mercredi soir 28 février, sur le quai no 2 de la gare d’Austerlitz, à Paris. En bandoulière, des écharpes tricolores. Dans un petit coin, quelques duvets. Sur une feuille qui circule, le recensement des familles politiques : La France insoumise (LFI), La République en marche (LRM), les Verts, Les Républicains (LR), le Front national (FN), le MoDem, l’UDI…

Pourquoi sont-ils là ? Pour « dormir dehors » et « montrer que la situation » des personnes à la rue – les SDF, comme il est d’usage de dire ou d’écrire – n’est « pas normale pour nous, qu’elle ne l’est pas pour les 140 000 personnes qui dorment dehors tous les soirs en France », comme le résume, vers 21 h 15, Mama Sy, maire adjointe LR chargée de la jeunesse à Etampes (Essonne), au moment de donner le coup d’envoi de cette opération qu’elle a lancée quelques jours plus tôt.

« Je n’ai pas d’intérêt personnel, si ce n’est de rendre visible des personnes invisibles »

L’initiative n’a pas échappé aux critiques. Sur le réseau social Twitter notamment : cela changera quoi de dormir dehors juste une nuit ? Rien : une nuit blanche, tout le monde peut le faire, surtout pour faire le buzz ; des élus qui dénoncent, alors que ce sont eux qui ont le pouvoir de mettre fin à cette misère sociale en réquisitionnant des locaux vides, c’est se moquer du monde ; faire de l’observation en grosse doudoune n’est pas synonyme d’agir… Mama Sy ne cache pas le caractère « symbolique » de cette opération. Cette jeune éducatrice spécialisée et militante associative depuis une quinzaine d’années ne savait que trop bien qu’elle serait critiquée. « Il n’est pas question de comprendre la question des sans-abri ce soir, ni de prétendre la régler » à travers cette initiative, assure-t-elle.

A la manière d’un « Indignez-vous ! », elle encourage presque l’engouement, bon ou mauvais, tant que cela fera du bruit. « Je n’ai pas d’intérêt personnel, si ce n’est de rendre visible des personnes invisibles. Ce qui doit indigner, ce n’est pas le fait que des élus passent la nuit dehors, c’est que des gens meurent dans la rue, avance-t-elle. Les gens estiment à juste titre que nous n’en avons pas fait assez. »

21 h 35. Anne Lebreton, adjointe (LRM) au maire du 4e arrondissement de Paris, qui ne connaissait pas Mama Sy, explique sa présence : « La solidarité et l’hébergement d’urgence sont au cœur de mes missions », dit-elle, confiant appréhender « d’aller dormir dehors ». « Je suis souvent en contact avec des gens qui dorment dehors, mais c’est pas la même chose d’en faire l’expérience soi-même. » Avant d’ajouter : « Si l’opération ressemble à un gros coup de com’, c’est tant mieux. Le but, c’est d’emmener le sujet chez les gens. Le destinataire du message, ce n’est pas uniquement le gouvernement, c’est tout le monde. »

Sur le quai, en retrait, le collectif AC-lefeu de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) est représenté par un petit groupe composé majoritairement de femmes. Elles attendent que la « presse se calme un peu pour pouvoir donner la soupe ». Habituellement, elles se rendent porte de la Chapelle avec leur van, chargé de gants, de chaussettes et de grosses marmites pour distribuer 300 bols de soupe. Elles sont là, malgré leur scepticisme : « Ils sont où les ministres, les Macron et les Pécresse ? Ils sont beaux avec leurs écharpes et leurs duvets, mais faut faire bouger les choses. »

Mama Sy, maire adjointe LR chargée de la jeunesse à Etampes (Esssonne), mercredi soir 28 février, à Paris. / PHILIPPE LOPEZ / AFP

22 heures. Mama Sy prend la parole et s’adresse à celles et ceux qui sont venus voir ce que l’opération #PersonneDehors a dans le ventre :

« On alerte et on se doit d’être force de proposition. Commençons par réquisitionner ce qui nous appartient : les locaux publics vides. Concertons les différents organismes sociaux. Réclamons des moyens pérennes pour l’accès au logement, mais aussi à l’emploi. Il faut une solution pour la réinsertion. »

23 heures. Abdel Ait Omar, élu LR dans les Hauts-de-Seine, ceint de son écharpe tricolore par-dessus sa doudoune, a pris la tête d’un groupe qui se dirige vers l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Un autre groupe s’est mis en route avec les membres du collectif AC-lefeu, parti distribuer la soupe.

Rue Buffon, dans le 5e arrondissement, un SDF est installé sur une grille au sol. Une vingtaine de journalistes s’arrêtent, l’entourent, le filment. « Zouzou » lui donne une gamelle en plastique remplie de soupe et une paire de gants neuve.

Les caméras tournent, les corps se rapprochent et l’oppressent, visiblement. Le SDF s’énerve, balance soupe, sel et poivre en direction du petit groupe, avant d’envoyer valser son café chaud dans le caniveau. Il leur dit qu’il n’est pas à vendre.

Un chauffeur Uber s’arrête. Lui donne deux billets de 5 euros. Vassili a 50 ans. Il est Russe. Parle slovaque, ukrainien, tchèque, anglais, espagnol. Et français, un petit peu. La journée, il peint sur le pont d’Austerlitz. Il peint des toiles qu’il emballe et garde dans une sacoche. En Russie, il peignait des murs décrépis. Mais il n’est pas peintre, il sait faire, c’est tout.

Une autre voiture s’arrête, lui donne un billet de 10 euros. Vassili le glisse dans « sa poche secrète ».

« C’est là que tu ranges tout ce que tu ne veux pas perdre ?

Je n’ai rien à perdre. Rien ne compte. Il ne faut pas se perdre soi-même, c’est tout. Mais, ça ne m’est pas encore arrivé. Moi, je suis Vassili Vassilef. Né le 11 février 1974. Artiste de la route. Adresse ? 115. C’est ça mon passeport. J’ai pas besoin de papier. Moi, y a vingt ans que je suis sur la route. Et y a douze ans, j’ai fait de la prison. A cause d’une dame. Elle était suisse.

Tu arrives à dormir ici sur la grille ?

Un peu, mais surtout je rêve. »

Un livreur en scooter s’arrête. Lui donne une barquette remplie de taboulé, de houmous et de pain libanais. Avec un petit sandwich encore tiède et bien emballé.

Vassili me regarde. « Tiens, mange, j’ai déjà mangé chez un copain moi, j’ai plus de place. Et j’ai pas peur. »

Minuit passé. Boulevard de l’Hôpital, au bout de la rue Buffon. Trois élus se sont glissés dans leur duvet, au côté d’un SDF. Il y a une petite tente encore inoccupée. « Ah, vous êtes encore là les journalistes ? Vous êtes courageux, il fait froid. »

A l’entrée de la gare, un autre groupe d’élus, dont Mama Sy. Ils ont préparé leur petit coin pour la nuit. Duvets, bonnets, gants, couvertures en laine et de survie. En rang d’oignons, ils papotent, font connaissance pour ceux qui ne s’étaient encore jamais croisés.

Finalement une quinzaine d’entre eux sur la cinquantaine attendue dorment effectivement dehors ce soir, mais peu leur importe. Ce qui compte, c’est de tenter de rendre compte de la situation aussi intolérable que complexe des sans-abri. Comme l’a d’ailleurs souligné Mama Sy, deux heures plus tôt, l’ambition n’est pas de « faire de grandes phrases » mais d’« alerter » : « Ce que nous défendons, ce sont les valeurs de la France. Et en France, aujourd’hui, on ne meurt pas de froid. »