Elisabeth Morin-Chartier est « une femme heureuse », comme les trois autres négociatrices présentes ce jeudi 1er mars au matin dans la salle de presse du Conseil européen – une exception dans un univers bruxellois encore très masculin. L’eurodéputée de droite (elle a quitté Les Républicains mi-février) n’a pas beaucoup dormi, mais elle a tenu à annoncer la bonne nouvelle, avec sa collègue sociale-démocrate néerlandaise Agnes Jongerius, la commissaire au social Marianne Thyssen, et la ministre du travail bulgare Zornitsa Roussinova : après trois mois de négociations, dont un dernier « trilogue » marathon mercredi soir, les élues mandatées par le Parlement européen sont parvenues à une « entente commune » avec les négociatrices du Conseil (les Etats membres) sur la révision de la directive travailleurs détachés de 1996.

Si ce compromis est validé dans les semaines qui viennent, alors « nous aurons posé une pierre fondamentale de l’Europe sociale, pour une meilleure organisation du marché intérieur », s’est félicitée Mme Morin-Chartier :

« Cela doit montrer une chose à nos concitoyens : l’Europe n’est pas éloignée de leurs préoccupations, dont la première est l’emploi. »

Un sujet d’autant plus aigu en France, que le nombre de travailleurs détachés s’y est envolé (l’article 2 du texte définissant ainsi « tout travailleur qui, pendant une période limitée, exécute son travail sur le territoire d’un Etat membre autre que l’Etat sur le territoire duquel il travaille habituellement »). En 2017, l’Hexagone en comptait un peu plus de 516 000, hors transport routier, une hausse de 46 % par rapport à 2016, selon un « bilan intermédiaire du plan national de lutte contre le travail illégal » (Le Monde du 5 février).

Quel était l’enjeu des discussions entre Parlement et Conseil européens ?

La Commission européenne, la Belgique et surtout la France réclamaient depuis des mois la modernisation de la directive travailleurs détachés.

Ce texte est censé protéger les travailleurs d’un pays membre en mission temporaire dans un autre Etat de l’Union. Mais il s’agit d’un cadre qui est daté : il a été conçu dans une Europe à quinze membres « où les écarts de salaires minimum n’étaient que de un à trois », comme le rappelle Mme Morin-Chartier (contre de un à dix aujourd’hui).

Sitôt élu, le président français, Emmanuel Macron avait choisi de faire de la révision de la directive de 1996 une de ses premières batailles bruxelloises.

Grâce au soutien appuyé de la Commission Juncker, il avait obtenu une majorité suffisante au conseil des ministres des affaires sociales d’octobre 2017. Mais cette étape n’était qu’intermédiaire : les ministres devaient trouver un terrain d’entente avec le Parlement.

L’« entente commune » sur un nouveau texte équivaut-elle à un accord ?

Les négociatrices sont restées très prudentes jeudi : leur « possible » accord reste fragile et devra encore passer la barre des 28 représentants des Etats membres, qui attendent de voir les termes du compromis couchés sur le papier pour se prononcer, d’ici mi-mars.

Mmes Morin-Chartier et Jongerius doivent aussi de nouveau convaincre les élus de leurs groupes politiques respectifs. D’abord en commission emploi du Parlement de Strasbourg. Avant l’indispensable validation ultime en séance plénière, aux alentours de juin.

Habituellement, ces étapes sont des formalités, mais pas dans le cas d’un texte aussi sensible. Certaines capitales de l’Est, très hostiles à sa révision, pourraient encore tenter de faire dérailler l’accord final. La révision de la directive cristallise la division, déjà profonde, entre Etats de l’est et Etats de l’ouest de l’Europe, les seconds criant au dumping social, les premiers s’inquiétant pour la compétitivité de leurs entreprises.

Lire notre analyse (en édition abonnés) : Travail détaché : une révision symbolique

Quels sont les principaux points du texte de compromis ?

  • L’encadrement du travail posté : le compromis des dernières heures préserve l’exigence la plus médiatisée formulée par Emmanuel Macron : Paris tenait à ce que le travail posté soit limité à douze mois. Les autres capitales, très récalcitrantes, avaient accepté cette période restreinte, à condition qu’elle puisse être prolongée de six mois dans certains cas de figure. Le Parlement européen, qui tenait à une période plus longue, de vingt-quatre mois, a finalement cédé : elle restera de « douze plus six mois ».
  • La spécificité du secteur des transports : le Parlement a aussi reculé sur les conditions de travail dans le transport, comme avait dû s’y résoudre Paris en octobre 2017. L’Espagne et les pays de l’Est exigeaient que les chauffeurs ne soient pas soumis aux dispositions protectrices du travail détaché, et que leurs conditions de rémunération soient précisées par un autre texte législatif encore à négocier à Bruxelles dans les mois à venir.
  • Les conditions de révision du texte : seule concession du Conseil, il a accepté que la Commission procède à une révision de ce texte « transport » cinq ans après qu’il aura été promulgué.

Pour le reste, les négociatrices du Parlement de Strasbourg, globalement sur la ligne protectrice de la France et de la Commission, ont eu gain de cause.

  • Les rémunérations : les travailleurs détachés doivent bénéficier « de la même rémunération, pour le même travail sur le même lieu de travail » que les travailleurs locaux, a insisté Mme Thyssen, jeudi.
  • Les conventions collectives : les employeurs de travailleurs détachés devront s’aligner sur les conventions collectives, secteur par secteur, alors que la directive de 1996 ne garantissait aux « détachés » que le salaire minimum dans le pays d’accueil, mais pas les primes (pénibilité, 13e mois, etc.).
  • La durée de transposition de la directive : les eurodéputées ont obtenu que celle-ci soit limitée à deux ans après son adoption définitive. Soit en 2020, si le texte est adopté cette année. Le Conseil européen réclamait quatre ans, donc pas avant 2022 au bas mot.

Quelles sont les premières réactions ?

La Confédération européenne des syndicats (CES) a appelé, jeudi, le Parlement et le Conseil à définitivement valider un presque accord qui garantirait enfin aux travailleurs détachés « un salaire égal et une meilleure protection ».

« Pour quelque deux millions d’entre eux en Europe, c’est la perspective d’une augmentation salariale qui n’a que bien trop tardé », insiste Luca Visentini, le secrétaire général de la Confédération.