Rassemblement de cheminots de la région Nouvelle-Aquitaine contre le projet de refonte de la compagnie, à Bordeaux, le 28 février. / JEAN-CLAUDE COUTAUSSE / FRENCH-POLITICS POUR LE MONDE

Chez les Couturier, cheminot, c’est une histoire de famille. Celle du père, Bernard, arrivé comme apprenti en 1963, « avec cette fierté de bénéficier d’un emploi à vie ». Celle de ses filles, Elodie et Stéphanie, recrutées à la fin des années 1990, avec « ce même idéal et cette même fierté » d’offrir à leur tour « une sécurité de l’emploi » à leur famille.

Mais les mesures successives prises à la SNCF ces dernières années, tendant vers une libéralisation progressive de ses services, ont érodé le récit familial, laissant place à un sentiment de déréliction empreint de colère.

Jeudi 1er mars, marquait « les quinze ans de boîte » d’Elodie, 38 ans, vendeuse au sein de l’entreprise ferroviaire à Châtelaillon-Plage, une petite gare aux sonorités estivales située en Charente-Maritime. La veille, elle a participé à Bordeaux au rassemblement des cheminots de la région Aquitaine, venus protester durant le comité d’entreprise contre des suppressions de postes massives prévues sur différents sites et contre la mise en place d’une ligne Bordeaux-Arcachon sans contrôleur à bord. Elle déplore « une casse de l’entreprise », corollaire d’une « dégradation lamentable du service public ».

Sa sœur pourrait en être l’illustration : la boutique SNCF de la rue Sainte-Catherine – artère la plus commerçante de Bordeaux – où elle travaillait, a été fermée en décembre 2017. Stéphanie navigue depuis dans une « zone floue », celle des employés qui ne peuvent pas être licenciés, qui sont reclassés, quand d’autres ne travaillent plus du tout.

« On est loin de l’ISF »

Dans ce contexte, l’annonce par le premier ministre, Edouard Philippe, d’une réforme prévoyant notamment, la fin du statut de cheminot pour les nouvelles recrues « n’est pas une surprise », commentent les personnes interrogées lors du rassemblement, las de revoir émerger le sempiternel débat « sur notre présumé statut de nantis privilégiés ».

Arrivée du personnel SNCF de la région Nouvelle-Aquitaine pour interpeller le directeur régional au sujet du projet de changement de statut des cheminots, à Bordeaux, le 28 février. / JEAN-CLAUDE COUTAUSSE / FRENCH-POLITICS POUR LE MONDE

« Fantasmes », « légendes », « clichés »… A l’unisson, les cheminots venus de toute la région malgré la neige, dénoncent la stigmatisation de leur statut, servant selon eux « d’écran de fumée pour faire passer cette réforme ».

« La SNCF, ce n’est plus ce que c’était, et notre statut non plus », lance Jérôme Jean, cheminot au sein de SNCF réseaux, dans un atelier qui conçoit les voies. « Nous sommes pour un projet de réforme, car nous faisons le même constat que les usagers, la SNCF ne fonctionne plus », fait savoir le quadragénaire en guise de mise au point, avant de poursuivre :

« Nous n’avons aucun tabou à discuter de notre statut, mais ce n’est pas en le supprimant que la société ne sera plus endettée, et que les trains rouleront mieux demain. »

Pour expliquer la dette de la SNCF, le cheminot aborde plutôt les politiques menées en faveur du développement des lignes à grandes vitesses. Quand on évoque devant eux leur salaire, ils répondent d’une seule voix : « On est loin de l’ISF [impôt sur la fortune] vous verrez ».

Réduction des effectifs

Embauchée en 2002 au sein des ressources humaines, Séverine Rizzi, gagne 1 525 euros net par mois, et travaille 39 heures par semaine. Jérôme Jean, qui officie dans un « atelier infrastructure », est, lui, payé 1 600 euros net par mois. Mme Rizzi, secrétaire générale de la CGT cheminot à Bordeaux, regrette que « l’on prenne toujours l’exemple des conducteurs prétendument bien payés », avant de rappeler que ce poste requiert « une grande technique et une responsabilité, celle d’avoir plus de 800 personnes derrière soi ».

Un manifestant questionne le DRH régional de la SNCF Mobilité Olivier Marty (à droite), lors du rassemblement à Bordeaux, le 28 février. / JEAN-CLAUDE COUTAUSSE / FRENCH-POLITICS POUR LE MONDE

Les primes ? Réputées nombreuses et injustifiées, les cheminots rétorquent qu’elles permettent de « garantir un service du 1er janvier au 31 décembre, week-ends compris, jour et nuit, vacances scolaires, jours fériés ».

A l’instar des autres contrôleurs, Samuel travaille trois week-ends sur quatre, et dort régulièrement loin de chez lui, pour assurer les contrôles aux aurores, ou faute de train pour le ramener le soir. Et après vingt ans de boîte, il touche 2 100 net par mois, primes comprises. « Les cadres représentent plus de 50 % de la masse salariale de l’entreprise. Elles sont là les économies ! », lance un cheminot au DRH de la région, venu seul au front pour apaiser les esprits, en vain.

Un cheminot lors du rassemblement du personnel SNCF de la région Nouvelle- Aquitaine pour interpeller le directeur régional au sujet du projet de changement de statut des cheminots, à Bordeaux, le 28 février. / JEAN-CLAUDE COUTAUSSE / FRENCH-POLITICS POUR LE MONDE

Marc Ribeiro, cheminot depuis neuf ans, dont les « horaires changent presque tous les jours et vont de 6 heures à 1 heure du matin », a été prévenu la veille pour le lendemain qu’il travaillerait à 4 heures du matin pour préparer les trains en gare avant leur départ. Le trentenaire déplore dans son service une division par deux des effectifs en trois ans : « Dans l’équipe, on est passé de 90 à 35, alors qu’il y a autant de train à préparer ».

Flexibilité

Les cheminots interrogés décrivent des conditions de travail « dignes du privé » où la « productivité », la « polyvalence » et la « flexibilité » sont déjà exigées. Si Bernard Couturier a pu partir à la retraite à 50 ans, soit bien avant les salariés du privé, l’écart tend désormais à se résorber, en raison des réformes successives des régimes de retraite de 2008 et de 2010.

Par ailleurs, le cheminot peut certes partir à la retraite plus tôt que la majorité des employés français, mais il cotise davantage (7,85 % contre 7,05 % pour le régime général) et touche une retraite minorée. « Si je partais à 57 ans, je toucherai 900 euros de retraite », calcule Samuel, qui estime que la polémique sur le statut des cheminots masque le débat sur la transformation de l’entreprise en société nationale à capitaux publics.

Rassemblement du personnel SNCF de la région Nouvelle-Aquitaine pour interpeller le directeur régional au sujet du projet de changement de statut des cheminots, à Bordeaux, le 28 février. / Jean-Claude Coutausse / French-Politics pour Le Monde

« Les lignes bénéficiaires seront données, et les petites lignes, celles qui incarnent le service public, seront laissées au bon vouloir du financement des régions, au risque de disparaître », s’alarme Mathilde, vendeuse de 25 ans, circonspecte face au discours du gouvernement, qui assure que ces « lignes ne seront pas fermées ». Les cheminots interrogés se placent tous du côté des usagers, regrettant les retards de train et les défaillances matérielles, conséquences du non-remplacement de départs à la retraite.

Désireux de renouer avec les longs mouvements sociaux qui ont marqué leur histoire, les cheminots de la région Aquitaine assurent qu’ils seront nombreux à participer à la mobilisation du 22 mars à Paris – et ce bien que les syndicats de la SNCF ont décidé de donner une chance à la concertation avec le gouvernement.

Bien que non syndiqué, Florian, croisé pendant son service en gare de Bordeaux résume l’état d’esprit de ses collègues : « Cela fait des années que la SNCF se délite, on sait très bien à quelle sauce on veut nous manger, alors on est prêt au rapport de force. »