De gauche à droite : les premières dames Olive Lembe di Sita (RDC), Dominique Ouattara (Côte d’Ivoire), Hinda Déby Itno (Tchad), Chantal Biya (Cameroun) et Antoinette Sassou-Nguesso (Congo-Brazzaville). / AFP et REUTERS

Chronique. Pour la Journée internationale des droits des femmes, notre chroniqueuse a créé un générateur de discours à l’usage des épouses de chefs d’Etat. Le principe : parler pour surtout ne rien dire.

Chère Première Dame, chère Sœur,

C’est le 8 mars, une journée, selon les Nations unies, pour mettre en avant la lutte pour les droits des femmes. Et, pour toute première dame d’Afrique, un exercice incontournable avec ses figures imposées, ses us et ses coutumes.

Se draper dans le pagne imprimé pour la Journée, assister à un défilé de femmes, marcher quelques mètres avec elles, présider une petite sauterie féminine, recevoir quantité de présents et distribuer autant de dons, exécuter quelques pas de danse, embrasser maintes joues – de femmes, de « femmes de », de ministres, de députés, de dignitaires, de hauts dignitaires –, sourire, saluer, toujours sourire ; enfin, prononcer le fameux discours de la première dame à l’adresse de ses compatriotes. Bref, « faire la fête aux femmes » à défaut d’avoir une victoire à fêter.

Petite allocation ou discours fleuve

Pour vous assurer une prise de parole réussie et ménager vos efforts dans cet emploi du temps très chargé, nous vous avons préparé la version « Madame » du Code universel du discours africain (CODA). Un tableau construit à partir d’extraits des discours de vos consœurs à l’occasion des précédentes éditions de la Journée internationale du 8 mars. En matière de discours, le « CODA Madame » n’est ni plus ni moins que la quintessence du discours de la parfaite première dame africaine en cette journée de mobilisation mondiale.

Voyez-vous, chère Madame, grâce à ce seul document, il vous sera possible de dire une petite allocution ou un discours fleuve en combinant les séquences de phrases des quatre colonnes du tableau. C’est enfantin : commencez par la case en haut à gauche, « Mes chères sœurs », puis enchaînez avec n’importe quelle case en colonne 2, puis avec n’importe laquelle en 3, puis n’importe laquelle en 4 et revenez ensuite où bon vous semble en colonne 1 pour enchaîner encore au hasard.

Démonstration ! « Mes chères sœurs/l’amélioration des conditions de vie et d’existence des femmes de notre pays/est devenue une priorité nationale, grâce à la volonté et au soutien du premier avocat des femmes, mon cher époux/C’est pourquoi, en tant qu’épouse du président de la République, je ne saurai être indifférente à ce qui se passe autour de moi. »

Poursuivons avec une nouvelle combinaison : « J’ai toujours cru fortement au potentiel de mes sœurs. Je voudrais vous dire que/le bien-être des femmes/demande de prendre conscience des défis qu’il reste à relever, ainsi que des opportunités qui nous sont offertes pour nous réaliser/C’est pourquoi j’ai fait le choix d’aider celles qui en ont le plus besoin, notamment à travers ma fondation que vous connaissez toutes. »

Vous l’aurez compris, très chère Première Dame, il s’agit de bien parler pour ne rien dire. Avec tout votre respect, Madame, laissez-nous vous expliquer ce que vous devez dire, faire, penser.

Les « bonnes femmes » ne se révoltent pas

Premièrement, songez que vous êtes femme de président en Afrique avant que d’être femme. Aussi, n’im-pro-vi-sez pas ! Le thème de cette année étant « L’heure est venue : les activistes rurales et urbaines transforment la vie des femmes », la tentation de suivre le mot d’ordre existe. Cependant, gardez-vous-en.

N’évoquez pas la mobilisation mondiale sans précédent des femmes en faveur de leurs droits, de l’égalité et de la justice. N’interrogez pas les silences de vos compatriotes ou ceux des Africaines. Ne piquez pas une colère sur les secrets de Polichinelle : le harcèlement sexuel, des bancs de l’école au travail, la violence dans le couple et hors des foyers ou encore la discrimination à l’encontre des femmes, depuis la ville jusqu’aux campagnes.

N’allez surtout pas faire cause commune avec les militantes, « ces femmes-là », en suscitant le débat, en dénonçant une « africanité » imbécile, les mutilations, le mariage précoce, l’hypersexualisation des filles et des femmes, la prostitution qu’on organise, les traditions qui arrangent, la modernité dont on s’arrange, l’infériorité « en soi » des femmes en Afrique, les droits des femmes appliqués au vocabulaire, l’évolution des mentalités confinée à la grammaire, la polygamie et ses avatars disciplines mathématiques…

Vous n’y pensez pas, Madame ! Sous ces cieux, « les bonnes femmes » ne se révoltent pas. Aussi, et quelle que puisse être votre exaspération face au déni de réalité du « CODA Madame », n’affirmez aucune détermination à agir, à instaurer le changement, à transformer la société : Madame, ne sortez pas du tableau !

Soyez convaincue pour être convaincante

Deuxièmement, la solidarité politique entre votre époux et vous est au prix du sacrifice de la solidarité politique entre femmes.

Voyez-vous, des cases du « CODA Madame » rappelleront à vos auditrices la qualité en laquelle vous agissez, « en tant qu’épouse du président de la République » et non comme citoyenne. Cela s’entend, il faudra vanter les mérites et l’action du chef de l’Etat auprès de la clientèle politique féminine. Partant, assurer à ces électrices que vous intercéderez auprès de votre cher époux, « premier avocat des femmes » devant l’éternel, pour faire progresser « la légitime et noble cause des femmes ». Alors veillez, très chère Madame, à être convaincue pour être convaincante.

S’agissant enfin de vous, nous n’avons pas manqué de préciser votre fonction compassionnelle auprès du président de la République en faisant mention de la classique fondation de première dame. Preuve s’il en est que votre époux, bien que travaillant à l’émergence du pays, vous soutient dans vos bonnes œuvres visant à soulager tous les souffreteux que compte la nation. Les femmes applaudiront et vous en rendront grâce.

Compatissez et encouragez-les, Madame, car comme vous le savez, elles auront encore besoin de courage d’ici à ce que chaque droit nominal dont elles disposent devienne réellement exerçable.

Vous voilà prête pour votre discours. Vive l’Afrique ! Et que survivent les femmes africaines !

Sarah-Jane Fouda est consultante en communication, spécialiste du discours et de l’argumentation. Elle enseigne la logique informelle à l’Université Paris-III Sorbonne Nouvelle.