« Nous sommes tous indésirables », une affiche de Bernard Rancillac avec le portrait de Daniel Cohn-Bendit est estimée entre 600 à 1 200 euros. / Arcurial

Quelques semaines avant la célébration du cinquantenaire de mai 1968, plusieurs maisons de vente proposent déjà d’acquérir des affiches de cette période. L’étude de Melun, sous la houlette de Maître Matthias Jakobowicz, en a ainsi proposé quelques-unes dans sa vente de début février : « Continuons la grève, le capital se meurt », par l’Atelier Populaire, adjugée 270 euros, ou une version de « Nous sommes tous des juifs et des Allemands », vendue 1 500 euros.

Graphiquement simples, monocolores, ces affiches placardées sur les murs de Paris durant quelques semaines entre mai et juin 1968 ont durablement marqué les esprits. Il en existe environ cinq cents différentes, avec pour certaines des variantes dans le slogan ou la couleur utilisée.

Artcurial présente le 13 mars prochain une vente très complète issue d’une collection privée, celle de Laurent Storch : « Je pense avoir réuni à peu près toutes les affiches existantes de cette période. Je les ai trouvées sur eBay, chez des marchands, ou encore des personnes qui les avaient conservées, y compris du côté des CRS… Certaines sont assez courantes, mais il y en a une cinquantaine qu’on ne trouvera plus. » Le collectionneur note que dès mai 1968, des amateurs récupéraient les affiches directement auprès des colleurs, de façon à les garder en bon état.

Affiche de Mai 1968 / Arcural

Les tirages ont été compris entre 1 000 et 2 000 exemplaires selon les modèles. La majorité est en effet en sérigraphie, une méthode simple mais qui ne permet pas des tirages aussi importants que l’offset. Les étudiants préfèrent renouveler tous les jours le message plutôt que d’imprimer plusieurs fois la même composition. Ils réagissent ainsi en temps réel aux derniers événements : « Nous sommes tous des juifs et des Allemands » (estimée chez Artcurial 2 500 à 5 000 euros) ou « Nous sommes tous indésirables » (estimée 600 à 1 200 euros) avec le portrait de Daniel Cohn-Bendit (dessin de Bernard Rancillac) lorsqu’il est interdit de séjour, « La lutte continue » avec un poing levé après les accords de Grenelle (estimée 300 à 600 euros), « Sois jeune et tais-toi » montrant un jeune, bâillonné par le général de Gaulle, au moment où le gouvernement organise de nouvelles élections à la fin du mois de juin, sans abaisser l’âge du droit de vote (estimée 600 à 1 200 euros).

Slogans et dessins sont chaque jour soumis à l’approbation d’une assemblée générale, et le travail des concepteurs reste le plus souvent anonyme. « Mais certains artistes ont signé leur œuvre, ou les ont reconnues plus tard, c’est le cas des membres de la figuration narrative tels que Rancillac ou Rougemont, ou d’indépendants parmi lesquels Zao Wou-ki, Calder ou encore Alechinsky », précise l’expert en affiches Frédéric Lozada.

Il a également présenté le 28 février une vente plus largement consacrée au « Graphisme engagé » : affiches politiques d’avant 1968 et de mai 1968, françaises et étrangères. Il s’amuse de la vision des acheteurs étrangers qui appellent ces créations celles de la French Revolution…

Affiche de Mai 1968 / Arcurial

Du côté des formats, il s’agit principalement de 60 cm × 80 cm ou de 80 cm × 120 cm, « aux Beaux-arts, les affiches étaient mises à sécher sur des cordes à linge, du coup les formats supérieurs à un mètre n’étaient pas très faciles à manipuler » explique le collectionneur Laurent Storch. « Il existe aussi des formats réduits de 10 cm × 15 cm, précise Frédéric Lozada, destinés à être diffusés en grand nombre. » L’encre et le papier étaient livrés chaque jour aux ateliers, par des sympathisants. Chaque affiche pouvait être imprimée successivement en plusieurs couleurs, afin de relancer l’attention.

Deux ateliers parisiens

Les affiches parisiennes de mai 1968 sont principalement issues de deux ateliers. L’expert Frédéric Lozada précise : « L’Atelier populaire est plutôt de tendance maoïste, et celui des Arts décoratifs, dans la mouvance marxiste léniniste. » Le premier, l’Atelier populaire, naît à l’Ecole supérieure des Beaux-Arts. Sa première affiche, du 15 mai, est imprimée à 30 exemplaires. Son slogan est U-sines, U-niversités, U-nion. Le 19 mai, « La chienlit c’est lui » avec une silhouette caricaturée du général de Gaulle est tirée à 3 000 exemplaires.

L’autre atelier, celui des Arts décoratifs, débute sa production une dizaine de jours plus tard. Ses créations sont plus percutantes, mais aussi plus violentes. C’est des Arts décoratifs que sort l’affiche montrant Hitler qui retire son masque figurant de Gaulle.