La Journée mondiale contre la censure sur Internet fête ses dix ans, lundi 12 mars. En une décennie, comment a évolué cette problématique ? La semaine dernière, dans un communiqué, l’ONG Reporters sans frontières – à l’origine de cet événement – a accusé les grandes plates-formes du Web de collaborer « parfois de manière active avec les régimes autoritaires » et les a appelés à « ne pas sacrifier la liberté de l’information pour quelques parts de marché ». Explications avec Elodie Vialle, responsable journalisme et technologie de l’ONG.

Pourquoi accusez-vous Facebook, Youtube, Instagram ou encore Twitter de se rendre complices de censure ?

En Russie, l’opposant Alexeï Navalny a publié des photos et vidéos compromettantes du vice-premier ministre russe. Instagram a retiré ces photos à la demande de l’organe de supervision des médias russes. Youtube a refusé de retirer la vidéo. Mais quelques semaines plus tôt, certains résultats de recherche, portant sur des opposants politiques, étaient occultés par Youtube. Ce ne sont que quelques exemples parmi d’autres. Pour se développer dans ces marchés, ces plates-formes sont prêtes à courber l’échine.

Quelle est la marge de manœuvre de Google, Facebook et Twitter face aux pays autoritaires ?

C’est difficile à dire. Eux-mêmes jouent au chat et à la souris avec eux. Notre message, c’est « ne faites pas d’excès de zèle ». Vous avez un rôle de service public. Nous pensons que la pression de la société civile peut les aider à résister. C’est un argument qu’ils peuvent utiliser pour peser contre les gouvernements.

Dans un pays autoritaire, mieux vaut-il un Facebook censuré ou pas de Facebook du tout ?

Facebook n’est pas l’ennemi. C’est même une solution dans beaucoup de cas. Facebook permet à diverses voix de s’exprimer. Certains médias que nous soutenons n’existeraient pas sans cette plate-forme. Mais Facebook parle dans une logique « produit ». Nous souhaitons qu’ils prennent en compte les droits humains, même si ceux-ci ne sont pas toujours compatibles avec leur business. Nous voudrions savoir sur quoi ils acceptent de céder pour garder leur place sur ces marchés.

Que réclamez-vous à Google, Facebook, Twitter et consorts ?

Plus de transparence dans leur gouvernance, leur organisation, leur modération, leur politique de retrait de contenus. Les rapports de transparence de ces plates-formes mériteraient d’être largement améliorés. Nous leur réclamons également plus de responsabilité. Ils occupent une place qu’ils ont créée au cœur de l’espace public numérique, et qu’ils doivent assumer. Nous ne souhaitons plus incarner la figure du chien de garde qui intervient en deuxième rideau, RSF aimerait pouvoir s’exprimer en amont. Nous aimerions mettre la société civile autour de la table et décider des règles de modération.

Plus largement, quelles sont les techniques de censure les plus fréquentes sur Internet ?

Les régimes autoritaires recourent de plus en plus souvent à des coupures d’Internet, ou à des ralentissements massifs. Le Cameroun anglophone a subi quatre-vingt-treize jours de coupure d’affilée en 2017. Les autorités formulent également des demandes de blocage, ciblant certains sites, en utilisant adroitement les règles de modération des plates-formes. Les hackeurs de certains pays mènent des attaques informatiques sur des sites d’actualité pour les saturer et empêcher leur consultation. Quelques-uns ont développé des robots qui publient de la désinformation sur les réseaux sociaux afin de noyer le contenu journalistique. Des armées de trolls utilisent les techniques publicitaires pour cibler, de façon précise, leur propagande sur les réseaux sociaux. Ce chaos informationnel décrédibilise les journalistes. Pour nous, il s’agit d’une forme de censure. Tout cela évolue très vite et les chercheurs ont du mal à suivre. Nous lançons un appel à investir dans la recherche sur ces nouvelles formes de censure.

Comment a évolué cette problématique depuis 2007, année de lancement de la Journée mondiale contre la censure sur Internet ?

Pendant les « printemps arabes », Internet a été une formidable caisse de résonance pour les journalistes indépendants victimes de censure. Mais les vieux prédateurs de la liberté de la presse ont appris à utiliser les nouvelles technologies, et depuis, ils ont largement rattrapé leur retard. Nous avons identifié une trentaine de pays disposant de cybersoldats. Les conseils circulent entre ces pays : les forces éthiopiennes se sont formées auprès des Chinois par exemple. Résultat : on a assisté à un renforcement global de la censure sur Internet, qui a même investi les réseaux sociaux.

Avec le temps, les journalistes et les citoyens ont-ils appris à déjouer la censure ?

Certains opposants utilisent des messageries chiffrées. Mais les Etats prédateurs se déplacent aussi vers ces nouveaux outils dans un jeu du chat et de la souris. Nous pensons qu’il faut désormais se méfier de Telegram et WhatsApp, et conseillons désormais Signal. Il y a un vrai enjeu de vulgarisation de ces outils de contournement de la censure. RSF organise des formations à la cybersécurité pour des journalistes et des activistes.

Alors que la France prépare une loi contre les « fake news », certains redoutent un risque de censure. Qu’en pensez-vous ?

Nous évitons le terme fake news, qui nous paraît dangereux. Il a été repris à leur compte par Trump, Erdogan et la classe politique chinoise. Nous préférons parler de désinformation. Les projets de loi se multiplient en Italie, au Brésil, en France, etc. RSF est contre l’instauration d’un « ministère de la vérité ». La notion de vérité d’une information est souvent trop vague. En Italie, ça serait à la police de décider de ce qui est vrai ou faux. En Malaisie, nous craignons que le projet de loi se transforme en outil de censure de l’opposition politique. RSF ne souhaite pas non plus que la censure soit laissée aux mains d’entreprises privées. En revanche, la censure confiée au pouvoir judiciaire nous gêne moins. On parle en France du référé, une procédure de justice accélérée. Mais pour nous, il faut rester ouvert sur plusieurs pistes et continuer de réfléchir. On pourrait, par exemple, inviter la société civile, ou d’autres corps intermédiaires dans la médiation.