Manifestation à Rio lors de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, le 8 mars. / MAURO PIMENTEL / AFP

Chronique Phil d’actu. On connaissait le procédé consistant à transformer la « Journée internationale de lutte pour les droits des femmes » en « Journée de la femme », en oblitérant la dimension politique de l’événement pour en faire un simple prétexte publicitaire. Ainsi, la marque de chaussures Heyraud se vantait ce 8 mars de mettre « la femme à l’honneur » en offrant – 30 % sur sa nouvelle collection grâce au code promo « FEMME » ; un magasin Auchan dans le Rhône proposait – 20 % sur les rayons beauté et petit électroménager… Les exemples ne manquent pas, et il n’est pas utile de s’appesantir sur l’hypocrisie et le sexisme de ces manœuvres.

Plus intéressant néanmoins, Facebook arborait ce jour-là sur sa page d’accueil le message suivant :

« Les femmes qui nous inspirent : c’est la Journée internationale des femmes ! Toute l’équipe de Facebook espère que vous témoignerez de votre admiration pour les pionnières, les mentors et les meneuses qui vous inspirent. »

Une recherche rapide nous apprend que Facebook n’est pas seul dans ce cas. Apple a ainsi proposé du contenu inédit pour saluer « les femmes audacieuses », tandis que Google lançait une icône indiquant, après la recherche d’un établissement ou d’une société, « si celui-ci est possédé, dirigé ou a été fondé par une femme ». Même McDonald’s a justifié sa campagne publicitaire (consistant à renverser le M de son logo pour en faire le W de women) en affirmant qu’elle rendait hommage aux « extraordinaires accomplissements des femmes partout dans le monde, et particulièrement dans nos restaurants ».

Du droit au mérite

Le point commun de tous ces exemples, c’est qu’ils consistent à mettre l’accent non pas sur « les femmes », en tant que catégorie de la population (majoritaire, rappelons-le), mais sur « certaines » femmes. Et pas n’importe lesquelles : celles qui ont accompli, ou accomplissent, de grandes choses, les « pionnières », les « audacieuses », bref celles qui sont admirables, qui ont du mérite.

Or, le mérite est fondamentalement opposé au droit, lequel est par définition inconditionnel. Par exemple, en France, la présomption d’innocence est un droit et nul ne peut la remettre en cause, quelle que soit la gravité du crime dont on est accusé. Au contraire, le mérite est conditionné aux actes d’une personne, ou encore à ses qualités (entendues au sens large : sa manière d’être). Ainsi, si tout accusé a droit à la présomption d’innocence, celui qui est reconnu coupable mérite une sanction proportionnelle à la gravité de son acte.

Le choix des mots est donc important : en faisant référence aux femmes « qui nous inspirent », les grandes compagnies ne font pas seulement un coup marketing, mais révèlent une certaine vision du monde, dans laquelle le droit s’efface au profit du mérite (au passage, on notera que le problème est le même avec les cheminots, dont certains se demandent s’ils « méritent » leur statut, et non pourquoi ils n’y auraient plus « droit »).

L’illusion de l’empowerment

L’argument mis en avant dans ce type de discours au sujet des femmes est celui de l’empowerment, version aseptisée de « la volonté de puissance » nietzschéenne ou du conatus de Spinoza (c’est-à-dire le fait que chaque chose s’efforce de persévérer dans son être et d’augmenter sa capacité à agir). Il s’agirait de mettre en avant les femmes qui « réussissent », pour donner le bon exemple aux autres femmes, pour qu’elles se sentent plus en confiance et qu’elles développent, à leur tour, leur désir de « réussir ». Contre un féminisme accusé de placer toujours les femmes en position de victimes, attendant de l’Etat une protection, l’empowerment insiste sur le « devenir autonome » de l’individu.

C’est dans un état d’esprit similaire qu’Emmanuel Macron a prononcé son discours, le 8 mars, lors de la visite de l’entreprise Gecina, reconnue pour ses bonnes pratiques en matière de féminisation de ses instances dirigeantes :

« Il y a bien souvent une espèce d’autocensure (…) chez beaucoup de femmes. (…) Il faut qu’on arrive à casser des présupposés, des préjugés, des constructions (…). C’est non seulement indispensable dans notre société (…), mais c’est bon pour les entreprises qui le font (…) parce qu’on comprend d’autres choses, on a une organisation qui devient moins clanique (…), qui comprend d’autres réalités, qui a une sensibilité, donc une efficacité, une capacité à innover. »

C’est là que l’on peut débusquer l’illusion de cette notion d’empowerment, comme d’ailleurs de l’ensemble du « développement personnel » dont elle relève : elle présuppose que c’est de l’initiative privée que peut venir le changement. N’attendez pas de l’autorité publique qu’elle fasse son devoir (en l’occurrence, simplement appliquer la loi), « changez vos désirs plutôt que l’ordre du monde » aurait dit Descartes. En plus, « c’est bon pour les entreprises », alors pourquoi s’en priver ?

Une vision unique de la réussite

Dans cette vision utilitariste, les enjeux sociaux importants se trouvent, de fait, complètement évacués. Les problèmes de l’égalité des salaires, la remise en question préoccupante de l’IVG, l’émancipation de la tutelle masculine, les temps partiels imposés… tous ces problèmes collectifs s’effacent devant la logique individualiste : quand on veut, on peut, donc il suffit de montrer que c’est possible pour qu’on le veuille, CQFD.

Mais plus insidieusement, ce discours fondé sur la « réussite » offre de celle-ci une vision stéréotypée : réussir c’est innover, être un leader, gagner de l’argent, monter une entreprise, bref accomplir ce que le marché valorise. Le prétendu individualisme conduit ainsi à une définition unique de l’accomplissement, qui remplace la répartition hétéronormative du XIXe siècle (réussite professionnelle pour l’homme, maternité et tenue du foyer pour la femme). Le marché ne connaît pas d’hommes et de femmes, seulement des winners et des loosers…

Ainsi, ce discours de l’empowerment s’oppose à ce que Pénélope Bagieu a fait dans ses deux bandes dessinées Les Culottées, alors même que l’intention de départ pouvait sembler la même. Il ne s’agit pas seulement de femmes auxquelles l’histoire n’a pas suffisamment rendu hommage, mais de parcours personnels, singuliers, et donc des visions singulières de la réussite. Surtout, l’auteur nous fait voir que toutes ces femmes ont dû affronter la difficulté que représentait le fait d’être une femme dans une société misogyne. Ainsi, les femmes qui ont réussi n’ont jamais réussi parce qu’elles étaient des femmes, mais parce qu’elles en avaient les capacités en tant qu’individus ; alors que bien trop souvent, les femmes qui ont échoué ont échoué parce qu’elles étaient des femmes et que la société ne leur a pas laissé réaliser leur projet.

Voir le blog Les culottées, de Pénélope Bagieu, qui réunit trente portraits dessinés de « femmes qui ne font que ce qu’elles veulent ».

Ce qui nous montre qu’il ne suffit pas de se changer soi-même : une transformation sociale implique qu’il y ait une lutte au sein de la société. Que l’on admire légitimement « les pionnières, les mentors et les meneuses » ne doit pas nous faire oublier les modestes, les invisibles, les victimes, les petites mains… et de nous révolter contre les injustices.

Un peu de lecture ?

– Pénélope Bagieu, Les Culottées (deux volumes), Gallimard, 2016 et 2017.

Liv Strömquist, Les Sentiments du prince Charles, Rackham, 2016 ; L’Origine du monde, Rackham, 2016.