« Vous nous avez trahis. » Sur les barrages finalement maintenus à Mayotte, mercredi 14 mars, les membres de la délégation qui avaient rencontré, la veille, la ministre des outre-mer, Annick Girardin, essuient la colère des militants de base. Alors qu’ils se rendent à Tsingoni, dans le centre de l’île, où doivent se réunir au grand complet les dirigeants de l’intersyndicale et du collectif des citoyens, Saïd Hachim (CGT), Salim Nahouda (CGT) et Mahamoud Azihary, figure éminente du collectif, n’arrivent pas à se faire entendre.

Des divisions sont apparues depuis que Fatihou Ibrahim, un des porte-parole du mouvement qui paralyse partiellement le département depuis le 20 février, a annoncé, à l’issue des cinq heures de discussion avec la ministre, que la suspension du mouvement et la levée des barrages allaient être proposées. Cette éventualité devait encore être soumise à l’approbation de la population, appelée à se rassembler mercredi matin place de la République, à Mamoudzou.

Atmosphère tendue

Mais le message a été rapidement balayé par la colère des grévistes et des barragistes. Une colère attisée par le communiqué diffusé dès mardi soir par le ministère des outre-mer se félicitant d’« un accord mettant un terme à la crise de Mayotte ». Selon ce texte, « les collectifs et l’intersyndicale se sont engagés à débloquer les barrages de l’île au cours de la matinée du 14 mars ». Cette annonce précipitée, une invraisemblable bévue, a placé les membres de la délégation dans une situation délicate.

A l’ouverture de la réunion des dirigeants de l’intersyndicale et du collectif, à la mairie de Tsingoni, l’atmosphère est tendue. Les échanges ne commenceront pas avant l’arrivée de trois imams. Un à un, chaque participant est appelé à prêter serment, sur le Coran, de ne pas « trahir le mouvement » : le serment de Tsingoni. La presse est invitée à quitter les lieux. Car les échanges vont être rudes. Les représentants qui faisaient partie de la délégation tentent de justifier leur démarche. En vain.

Au terme de quatre heures de réunion, la décision est prise de poursuivre le mouvement et de maintenir les barrages. C’est Fatihou Ibrahim lui-même qui est chargé de venir l’annoncer à la presse. Celui qui, la veille, avait salué « des avancées réelles » à l’issue de la rencontre avec Mme Girardin dénonce à présent « une mascarade », « cinq heures perdues ». « Nous sommes scandalisés que la ministre annonce qu’un accord avait été trouvé alors qu’aucun protocole n’a été signé et que la suspension du mouvement n’a pas encore été approuvée par la population », explique le porte-parole. Il déplore « des méthodes d’un autre temps » et « une volonté d’imposer coûte que coûte les choix du gouvernement ». Estimant que, « finalement, la ministre n’a rien compris », il assure que « la grève continue, les barrages continuent, tant que nous n’aurons pas un vrai interlocuteur ».

Catharsis

Rentrée dans la nuit à Paris pour faire une communication au conseil des ministres de mercredi matin, où son travail a été « salué » par le premier ministre et le président de la République, selon Benjamin Grivaux, le porte-parole du gouvernement, Mme Girardin n’a pu que prendre acte de ce retournement. Interrogée mercredi soir lors de l’émission « Quotidien », sur TMC, elle a toutefois promis de tenir les engagements pour Mayotte pris la veille, même si les barrages « ne sont pas levés tout de suite ». « On a une telle colère, une telle peur que ça va prendre du temps » de mettre fin à la crise, a-t-elle reconnu. « Le retour sur le terrain (…) a peut-être été brutal parce qu’on n’a pas suffisamment expliqué ce qui a été mis » sur la table, a-t-elle avancé, ajoutant que, peut-être, « la base est plus dure » que les négociateurs.

Malgré la position inflexible affichée à Tsingoni, la situation ne semble pas totalement bloquée. Dès ce jeudi, les trois missionnaires restés à Mayotte, le préfet Jean-Jacques Brot, le conseiller d’Etat Jean Courtial, le général de gendarmerie Lambert Lucas, auquel s’est ajouté Yves Jobic, contrôleur général de la police nationale, devaient rencontrer les dirigeants de l’intersyndicale et du collectif pour engager les discussions sur les axes de rattrapage et de développement de Mayotte qui doivent émerger d’ici un mois, conformément à ce qui avait été convenu lors de la réunion de mardi soir.

Par ailleurs, les négociateurs vont se rendre sur tous les barrages maintenus pour expliquer le bilan des échanges avec la ministre des outre-mer, la nature des engagements pris et des discussions qui vont se poursuivre. La tâche ne sera vraisemblablement pas aisée mais c’est le prix à payer après trois semaines de grèves et de blocages, la fatigue, l’énervement et la radicalisation qui s’ensuivent. L’arrêt brutal du mouvement, du jour au lendemain, n’était tout simplement pas jouable. La maladresse du ministère n’a pas facilité les choses.

D’une certaine manière, l’exercice de catharsis de Tsingoni aura toutefois eu deux vertus. D’abord, il fallait que chacun dise ce qu’il avait sur le cœur, même si, pour ceux qui s’étaient le plus exposés, à l’image des deux jeunes figures émergentes de ce mouvement, Fatihou Ibrahim et Saïd Hachim, l’épreuve a été rude. « Cela a été perçu comme une trahison, j’ai été accusé de tous les maux », confie ce dernier, qui fait état des insultes, voire des menaces qu’il a reçues au téléphone.

Bien que désavoués en apparence, ces derniers ont toutefois pu faire partager leurs convictions et ont été maintenus dans leurs fonctions à la tête du mouvement. En endossant la position prise collectivement à Tsingoni par l’intersyndicale et le collectif, ils peuvent continuer à aller sur les barrages pour rencontrer les militants et les citoyens de base sans se faire rejeter. « Il est important de les préserver, note un observateur averti. Ce sont eux la relève de ce territoire. Ils sont le symbole d’une jeunesse, d’un haut niveau intellectuel, qui veut s’engager pour l’avenir de Mayotte. » La grève et les barrages continuent à Mayotte. Les difficultés d’approvisionnement et sanitaires s’aggravent. Et une élection législative partielle doit avoir lieu dimanche 18 mars. Dans l’indifférence quasi générale.