Mauvaise nouvelle pour les géants du numérique : Bruxelles va tenter de réparer une injustice, mercredi 21 mars, en proposant de taxer leurs chiffres d’affaires en Europe. Les firmes américaines Google ou Facebook ne sont pas les seules visées, mais étant donné l’écrasante part de marché des « techs » californiennes dans l’économie digitale, cette annonce risque de tendre encore des relations déjà compliquées entre les Etats-Unis et l’Union européenne (UE), après que le président Donald Trump a menacé d’imposer les importations mondiales d’acier et d’aluminium.

Pour la Commission européenne, le but est d’en finir avec des pratiques de contournement fiscal qui ont conduit Apple, Google et consorts à payer des impôts bien plus bas que ceux auxquels sont soumises les sociétés plus classiques, spécialement les PME (les multinationales ayant, comme les GAFA – les géants du numérique américain – multiplié les stratégies de contournement de l’impôt). Selon des chiffres de la Commission, leur niveau d’imposition ne représente en moyenne qu’entre 8,5 % et 10,1 % de leurs profits dans l’UE, alors qu’il atteint entre 20,9 % et 23,2 % pour les sociétés plus classiques.

Le taux de la taxe n’est toujours pas arrêté. Selon nos informations, il pourrait ne l’être qu’au dernier moment, mercredi. Il se situera dans la fourchette de 1 % à 5 %, plus près de 5 % que de 1 %, jugé « ridicule ». Cette taxe ne visera pas des entreprises en particulier, mais des activités difficiles à tracer par les fiscs nationaux. A commencer par celles des réseaux sociaux ou des moteurs de recherche – Facebook, Google –, en accès gratuit, et dont les revenus sont basés sur l’exploitation des données privées des utilisateurs à des fins publicitaires : ce sont ces revenus publicitaires qui seront taxés, dans tous les pays de l’Union où ces sociétés auront des utilisateurs.

Les « places de marché » mettant en relation des acheteurs et des vendeurs (type Airbnb, Blablacar, Booking, Uber) seront aussi concernées, les commissions avec lesquelles elles se rémunèrent passant largement au travers des mailles des fiscs. Seront, en revanche, exclus les services du type Netflix, Spotify ou iTunes (d’Apple), car vendant des abonnements. Idem pour le commerce en ligne : Amazon, du moins pour son activité principale, (les ventes en ligne), ne sera pas concerné.

Envoyer un signal politique

Les entreprises visées devront réaliser plus de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires à l’international et plus de 50 millions d’euros en Europe, la Commission voulant épargner les start-up. L’impôt devrait au total toucher une grosse centaine de sociétés, dont quelques européennes, Bruxelles tenant à éviter d’être accusée de protectionnisme par Washington.

Les rentrées fiscales annuelles devraient s’élever à plusieurs milliards d’euros par an à l’échelle de l’UE : presque 8 milliards si le taux est porté à 5 %, environ 5 milliards s’il est de 3 %. Des sommes relativement modestes, mais Bruxelles veut surtout envoyer un signal politique aux citoyens de l’Union, de plus en plus tentés par le vote populiste, en leur prouvant sa détermination à lutter activement contre l’injustice fiscale.

Par ailleurs, la taxe devrait être « intérimaire» et la Commission devrait introduire une « clause de non-double imposition » pour éviter de taxer les sociétés qui le seraient déjà via leurs profits. Cet impôt ne pourra pas excéder celui que les entreprises auraient dû payer, dans un Etat membre, si elles y étaient soumises à l’impôt sur les sociétés classiques (33,3 % de leur profit en France). Bruxelles se « borde » juridiquement : sa proposition est peu orthodoxe, car elle bat en brèche près d’un siècle de fiscalité des entreprises, où l’impôt sur les sociétés est prélevé sur les profits et les ventes.

« Un vrai champ de mines »

C’est la France qui, la première, a rué dans les brancards à l’été dernier, en exigeant de la Commission qu’elle planche sur une telle taxe. Le ministre des finances Bruno Le Maire avait fait le forcing, réussissant d’abord à convaincre les Allemands, pas très chauds, puis 17 autres pays de l’UE.

Emmanuel Macron, qui tient au signal politique de la taxe, aurait pressé Bruxelles de rendre sa copie dès le 21 mars, pour que les dirigeants européens puissent aborder le sujet lors de leur conseil des 22 et 23 mars. Le moment n’est cependant pas idéal : on sera à quelques heures de l’expiration de l’ultimatum fixé par Washington, avant que ne soient mises en place ses taxes sur l’acier et l’aluminium. « On avance dans un vrai champ de mines », glisse une source proche de la commission.

Paris pousserait pour un taux le plus haut possible, donc des rentrées fiscales maximales, mais la Commission hésitait encore ces derniers jours, craignant des effets collatéraux négatifs. Un taux trop élevé ne pénaliserait qu’assez peu Facebook ou Google, ultra-rentables, mais risque de rogner les marges des acteurs européens qui le sont bien moins.

Une autre proposition fiscale

La Commission voit plus loin, et fera une autre proposition, le 21 mars, visant à moderniser une fiscalité inadaptée aux réalités du numérique. Une modernisation qui, si elle aboutit, permettrait « d’attraper » dans l’impôt classique sur les profits, ceux des entreprises digitales, et de laisser tomber la taxe intérimaire sur le chiffre d’affaires.

La Commission va proposer d’élargir la définition de l’« établissement stable », utilisée par les administrations fiscales pour déterminer quel pays est en droit de prélever un impôt sur les profits d’une multinationale. Pour l’instant, cette définition se base sur la présence physique (existence d’un siège social, etc.).

Bruxelles veut y adjoindre deux ou trois autres critères, tels que le nombre d’utilisateurs des services en ligne de l’entreprise visée. L’exécutif européen fait de cet objectif de long terme une priorité, quand Paris mise davantage sur la taxe à court terme sur le chiffre d’affaires, jugée plus réaliste.

Une difficile unanimité

Les réunions du G20 Finance des 19 et 20 mars seront en grande partie consacrées au sujet. Pierre Moscovici, le commissaire à l’économie et à la fiscalité, y détaillera les propositions bruxelloises. Une première occasion de réagir pour les Américains. Ils avaient déjà crié au protectionnisme lorsque la commissaire à la concurrence Margrethe Vestager avait publié des amendes record de 13 milliards d’euros à l’encontre d’Apple (pour aides d’Etat illicites de l’Irlande) et de 2,4 milliards pour Google (abus de position dominante).

Tous les Européens ne devraient pas apprécier non plus : ainsi du Luxembourg ou de l’Irlande, qui hébergent les sièges européens de géants du Web. Or, pour aboutir, les propositions de la Commission nécessitent l’unanimité des Etats membres...