Le Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo (STJV) annonce aujourd’hui avoir environ soixante-quinze membres. / Clarisse Charbonnier / Le Monde

Mercredi 14 mars, la grève des salariés d’Eugen Systems, une entreprise de jeu vidéo parisienne, a touché à son premier mois. Un cas rarissime dans ce secteur, où la précarité est la règle, mais où les salariés, souvent de jeunes passionnés sortis d’école, sont prêts à tous les sacrifices pour réaliser leur rêve. Ce mouvement social n’a, pour l’instant, toujours pas d’issue en vue. « Aucun gréviste ne veut la fermeture du studio, on défend notre métier passion et on veut être respecté dans notre métier passion », explique un syndiqué. Certains s’inquiètent désormais qu’il fasse tache d’huile.

Cette situation est due en grande partie à l’émergence ces derniers mois d’une nouvelle force, le Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo (STJV). La troisième à défendre les intérêts de l’industrie, aux côtés du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisir (Sell) et du Syndicat national du jeu vidéo (SNJV), mais la seule à le faire du point de vue prioritaire des salariés, et non de multinationales ou de dirigeants d’entreprise.

Un syndicat en réaction aux ordonnances de Macron

Le STJV compte aujourd’hui environ 75 membres, selon ses décomptes. Un chiffre loin d’être représentatif du secteur, qui compte environ 5 000 salariés. Malgré cela, il pèse : par son rôle de mise en relation, il a permis à plusieurs enquêtes sur les conditions de travail dans l’industrie de voir le jour ces derniers mois.

Côté politique, ce syndicat encore très artisanal a réussi à faire rentrer la problématique du droit du travail au programme du jeune groupe d’étude parlementaire sur le jeu vidéo (GEJV), lancé début mars par le député (LRM) Denis Masseglia. « Après six mois, le bilan est globalement positif, on a réussi à faire entendre la voix des salariés », se félicite un syndiqué de la première heure. Le STJV entend, désormais, aider les professionnels du jeu vidéo d’autres pays à s’organiser à leur tour.

Si la précarité et les surcharges de travail sont communes dans le jeu vidéo, il aura fallu attendre 2017 et l’élection d’Emmanuel Macron, pour voir ce syndicat émerger. « Quand on a vu le CDI projet, on a tout de suite vu les dégâts que cela ferait dans notre industrie, qui est déjà très précaire », explique l’un des membres fondateurs, qui a requis l’anonymat. « Ce qui m’a décidé, ce sont les ordonnances Macron, confirme Gautier Knittel, un des rares à assumer publiquement son engagement. Plus rien ne me protégeait moi, ma famille, mes projets. Si tout devait désormais se négocier par accord de branche, alors il fallait un syndicat. »

Une oreille à l’Assemblée

L’apparition du STJV n’a pas fait que des ravis. Le député Les Républicains Sébastien Leclerc, proche de la direction d’Eugen, qui a interpellé la ministre du travail, Muriel Pénicaud, sur son existence, voit dans son action une « contestation plus large contre la politique sociale initiée par le gouvernement » et le compare à un « parti politique anarchiste ».

Mais leur discours a été entendu par plusieurs parlementaires. En février, interrogé par Le Monde, le président du groupe d’études jeu vidéo à l’Assemblée (GEJV), Denis Masseglia, minimisait l’importance des problématiques sociales, arguant qu’il ne « fallait pas stigmatiser » l’industrie, et qu’un employé mécontent était « libre d’aller où bon lui sembl [ait] ».

Un mois plus tard, la question des salaires et des conditions de travail devenait l’une des priorités du groupe d’études. Le député LRM et membre du groupe GEJV Stéphane Trompille se dit ainsi « ouvert à l’idée que l’on regarde les conditions de travail des employés du jeu vidéo », quitte à réguler davantage le secteur, explique-t-il au Monde. Les membres du STJV, toutefois, restent prudents sur la concrétisation de ces nouvelles intentions.

Crispations dans l’industrie

L’émergence du STJV a reconfiguré le petit paysage politique de l’industrie, jusque-là occupé par deux grandes forces nationales, le SELL, représentant des multinationales du jeu vidéo implantées en France, et le SNJV, qui défend les intérêts de l’ensemble de la filière française, notamment côté création. « Le SELL et le SNJV sont des organismes de lobbying, ce sont nos Medef, et ils font du très bon travail pour obtenir des conventions. Mais je n’attends rien d’eux pour nous défendre », précise Gautier Knittel.

Au mois de février, pourtant, le SNJV avait déclaré vouloir identifier « les bonnes pratiques en matière de gestion managériale » et « les freins à l’épanouissement des collaborateurs ». Un chantier cohérent pour ce syndicat qui a fait de longue date la lutte contre la fuite des cerveaux et le maintien de l’emploi en France une de ses priorités.

Mais cette structure de représentation des intérêts de la filière compte parmi ses membres les plus influents, Quantic Dream et Eugen Systems. Guillaume de Fondaumière, dont le management brutal a été mis en cause, est même le cofondateur et l’ancien président du SNJV — un casse-tête pour le syndicat, pris entre deux aspirations contraires.

Chez certains éditeurs, un meilleur management

Les révélations sur Quantic Dream puis la grève au sein d’Eugen Systems ont considérablement crispé l’industrie — plusieurs chefs d’entreprise contactés par Le Monde n’ont pas donné suite à nos sollicitations.

Les locaux de Quantic Dream, boulevard Davout, à Paris. / CORENTIN LAMY / « LE MONDE »

M. Knittel regrette que les dirigeants des principaux studios concernés fassent la sourde oreille : « L’attitude d’Eugen [Systems] est suicidaire, Quantic Dream fait du damage control en essayant de montrer une autre image, mais en interne, rien n’a changé. »

Mais pour ce syndicaliste bordelais, tout n’est pas négatif. L’entreprise Ubisoft, après avoir été très critiquée en interne au début des années 2000, s’est professionnalisée, et fait aujourd’hui figure de bonne élève française en matière d’environnement de travail et de respect du cadre législatif.

L’émergence de ces questions sociales a, par ailleurs, amené plusieurs studios, essentiellement des petites structures, à se rapprocher du STJV pour mieux appliquer la loi.