Des manifestants à Mamoutzou (Mayotte), le 13 mars. / AFP

Depuis quatre semaines, le 101e département français est secoué par une importante contestation sociale. Une grève générale touche l’île depuis le 20 février, avec au centre des revendications des Mahorais la question de l’insécurité et des conditions de vie.

Lors d’un tchat, vendredi 16 mars, Patrick Roger, journaliste au service politique du Monde, actuellement à Mayotte, a répondu aux questions des internautes.

Youpi : Pouvez-nous nous décrire le climat sur place ? On entend beaucoup le discours de peur des Moharais, qui ne se sentent pas en sécurité. Mais qu’en est-il des violences contre les migrants ?

Patrick Roger : Le climat ici est extrêmement tendu. La peur de la population mahoraise est réelle : depuis mon arrivée, je n’ai pas rencontré une seule personne qui ne se soit pas fait agresser, dérober quelque chose ou cambrioler. Plus personne ou presque ne sort la nuit. Les bandes rivales font régner la terreur chaque nuit dans les quartiers, malgré le renforcement de la présence et des patrouilles des forces de l’ordre. Cela ne doit pas faire oublier, pour autant, les risques de représailles, voire pire. Déjà, depuis deux ans, on a assisté à des opérations de « décasage » menées par des habitants pour déloger des clandestins de leurs constructions sauvages.

Récemment a eu lieu le procès de plusieurs individus qui avaient carrément procédé à un lynchage de deux jeunes soupçonnés d’avoir dérobé une télévision. Et cette nuit même a été retrouvé un corps roué de coups sur une plage de l’ouest de Mayotte. Celui-ci n’a pas encore été identifié et une enquête a été ouverte. Il suffit d’une étincelle pour que Mayotte s’embrase. Certains syndicalistes n’hésitent pas à mettre en garde contre les risques d’une guerre civile.

Hubert BDLB : Quelles sont les revendications concrètes des grévistes ? Quelle est la situation concernant les négociations ?

La plate-forme élaborée par l’intersyndicale, le collectif des citoyens et les élus, comporte 61 propositions, portant à la fois sur la restauration de l’autorité de l’Etat (bien affaiblie il est vrai) et la sécurité des citoyens, le renforcement des moyens de la justice et l’« implication de la société civile et des collectivités dans le maintien de l’ordre public et la protection de l’enfance », c’est-à-dire la reconnaissance des associations agissant dans ces domaines, un « plan Marshall » pour Mayotte, avec notamment un fonds exceptionnel de rattrapage de 1,8 milliard d’euros sur 10 ans, la valorisation de Mayotte et de ses atouts culturels.

Lors de la rencontre qui a eu lieu mardi soir 13 mars entre la ministre des outre-mer, Annick Girardin, et une délégation du mouvement, une quinzaine de dispositions en matière de sécurité et de lutte contre l’immigration clandestine ont été acceptées, en sus des mesures de renforcement et d’effectifs supplémentaires que la ministre avait annoncées plus tôt. Mais, depuis, la situation est de nouveau bloquée et les barrages continuent, une partie du mouvement ayant rejeté ces avancées.

Pierre : Vous semble-t-il possible de ne pas adopter une mesure qui remette en cause le droit du sol à Mayotte ? Une procédure de changement total du statut de l’île semble-elle possible à moyen terme ?

Le gouvernement évoquait récemment une possible évolution du statut de la maternité de Mayotte pour en faire une « maternité internationale », posant ainsi la question de son extraterritorialité. Cette option pourrait permettre au gouvernement de contourner la question du droit du sol pour les enfants nés à Mayotte de parents étrangers.

Mais selon Serge Slama, professeur de droit public à l’université de Grenoble, cette option est inenvisageable car elle serait anticonstitutionnelle.

Webdomi : Comment sortir d’une crise latente depuis de nombreuses années alors que les conflits d’intérêts, les détournements de fonds, les emplois fictifs illustrent cette île depuis bien trop longtemps, avec des autorités préfectorales dépassées et on pourrait dire sans aucun contrôle ni conseils de la France métropolitaine ?

Je comprends que Mayotte puisse apparaître comme un puits sans fond et la situation inextricable. Conflits d’intérêts, détournements de fonds, corruption et autres malversations sont réels. Mais il ne faut pas oublier que Mayotte n’est devenue un département français que depuis sept ans. Même si on peut regretter les conditions, l’impréparation plutôt, dans lesquelles s’est opérée cette départementalisation, l’Etat a pour devoir d’en assumer les conséquences. Et ce qui manque dramatiquement ici, ce sont justement des services de l’Etat à la hauteur des défis et des exigences de rattrapage pour éviter que Mayotte ne sombre. Le personnel politique mahorais, pour une large part, a lui-même été plus que déficient.

Mais émerge aujourd’hui, y compris au sein de ce mouvement, une nouvelle génération d’intellectuels, de responsables associatifs et syndicaux, et dans les milieux économiques, qui représentent en partie l’avenir de Mayotte.

Trantsyx : On peut lire souvent dans les commentaires des articles concernant Mayotte des personnes prônant la rétrocession de Mayotte aux Comores. Est-ce réalisable (et souhaitable) ?

Les gouvernements comoriens font courir la fausse idée que l’avenir de Mayotte ne serait que dans l’union des Comores et exhibent pour ce faire des résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies n’ayant aucune valeur contraignante. La revendication comorienne sur Mayotte vise plutôt à faire oublier l’état d’impéritie totale dans lequel se trouve ce pays. Aucune solution durable, toutefois, ne pourra être trouvée sans établir des accords de coopération bilatéraux avec les Comores.

Catherine : Pour la France, à part les eaux territoriales et un pied dans cette région du monde, qu’apporte Mayotte ?

C’est effectivement un point d’appui stratégique dans la région, y compris en termes de systèmes d’interception dont le Royaume-Uni souhaite continuer à pouvoir bénéficier : c’est un élément en balance dans les discussions en cours sur le Brexit. Mais il ne faut pas s’arrêter à cela. La pêche dans l’océan Indien représente 800 000 tonnes de poisson et 2 milliards d’euros par an. Lorsque la France a négocié la PAC à Bruxelles elle a mis sur la table, en contrepartie des aides pour ses agriculteurs, des autorisations de pêche dans les eaux territoriales mahoraises pour les pêcheurs espagnols et italiens.

L’agriculteur limousin ou auvergnat doit une partie du maintien de ses aides aux ressources halieutiques de Mayotte. Ce département est aussi une formidable réserve écologique, hélas terriblement dégradée aujourd’hui, où l’on trouve des essences et des espèces rares endémiques. Ce que le gouvernement français ne s’est pas privé d’utiliser comme argument lors de la COP21.

Gautier : On parle souvent de la « base » : qui la compose ? Est-elle vraiment représentative de l’opinion de l’ensemble de la population ? De fait, les barrages sont tenus par un petit nombre d’individus dont le pouvoir de nuisance est très fort…

Un mouvement de cette nature, bien entendu, ne saurait représenter toute la population. Et des manifestations d’exaspération de plus en plus fortes s’expriment car le mouvement, incontestablement, a empiré les difficultés de la vie quotidienne. Y compris en termes de sécurité. Ce mouvement est comparable, en ampleur, à celui de 2011 contre la vie chère. Les collectifs d’associations de citoyens en sont à l’origine, rejoints par l’ensemble des syndicats réunis en intersyndicale mais aussi par une partie des milieux économiques, qui ont participé à l’élaboration de la plate-forme.

Dans une telle diversité, des dissensions se font jour. La durée du mouvement a aussi tendance à accroître la fatigue, l’énervement et les crispations. Dans cette situation, les éléments les plus radicaux semblent avoir pris la main depuis deux jours, ce qui a ramené à cette situation de blocage. Mais en ce moment même se tient à Dzoumonié, dans le nord de l’île, une nouvelle réunion de l’ensemble des dirigeants du mouvement et des élus de tous bords pour tenter une nouvelle fois de calmer le jeu.

Kat : Comment se fait-il que le déplacement sur place de la ministre des outre-mer, Annick Girardin, ait été si mal perçu par les habitants ?

Il était d’abord incroyablement mal organisé. J’ignore comment Annick Girardin avait été briefée par ses services et ceux de la préfecture mais j’ai rarement vu une telle impréparation. Il est même miraculeux qu’il n’y ait pas eu d’incidents plus sérieux. Il faut lui reconnaître aussi du cran et des accents sincères dans ses propos. Je pense qu’elle a une réelle volonté de faire avancer les choses mais elle mérite d’être mieux accompagnée et soutenue par l’ensemble de l’exécutif, alors que j’ai le sentiment que, au sommet de l’Etat, s’exercent des influences contradictoires.