Stéphane Gatignon, le maire de Sevran (Seine-Saint-Denis), en mars 2016. / MIGUEL MEDINA / AFP

Maire de Sevran, ville de 50 000 habitants qui compte parmi les plus pauvres de Seine-Saint-Denis, Stéphane Gatignon a été successivement communiste refondateur, écologiste et enfin soutien d’Emmanuel Macron pour la présidentielle de 2017. Ce fin connaisseur des banlieues françaises doit annoncer à son conseil municipal, mardi 27 mars, qu’il abandonne son fauteuil de maire, détenu depuis mars 2001. Il explique au Monde les raisons de son départ.

Pourquoi renoncez-vous à votre mandat de maire de Sevran avant son terme ?

J’ai été élu à 31 ans, cela fait donc dix-sept ans que j’exerce cette fonction. Dix-sept ans durant lesquels on s’est battus comme des fous pour transformer Sevran, attirer de grands projets, comme l’arrivée du métro, faire exister la ville en dehors de la rubrique faits divers. Mon but a toujours été de péter le ghetto, mais je crois que, malgré les déclarations qui vont dans ce sens, les gouvernements successifs ne partagent pas cet objectif. On continue à faire de la banlieue un monde parallèle, structuré comme une société précaire qui ne s’en sort que grâce aux solidarités, à la débrouille, à la démerde. Je pense aujourd’hui que cette situation arrange tout le monde. Alors, à un moment, on fatigue, on perd le jus…

Vous n’y croyez plus ?

En novembre 2012, j’ai mené une grève de la faim pour obtenir le remboursement des sommes dues par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine, l’ANRU, et de meilleures dotations pour les villes pauvres et notamment pour Sevran. Cette action extrême montrait qu’’à ce moment-là j’y croyais encore. J’avais dit, en y mettant fin au bout de six jours, que je démissionnerai le jour où je n’y croirais plus. Nous y sommes. Aujourd’hui, les villes de banlieue sont tenues à la gorge et on nous traite comme si nous étions aussi riches que Puteaux. La loi de finance 2018 nous impose de ne pas augmenter nos budgets de fonctionnement de plus de 1,2 % : si le gouvernement ne revient pas sur cette mesure, on est morts !

Sevran bénéficie pourtant des investissements liés au Grand Paris ?

Je me bats avec mon équipe pour sortir la ville de cette fatalité de cité-dortoir auquel l’Etat semble vouloir l’assigner et monter des projets. Mais que de blocages et de situations sur lesquelles tout le monde ferme les yeux ! Pour les grands chantiers comme le métro, par exemple, nous n’avons pas assez de travailleurs formés : 30 000 sur les 70 000 nécessaires. Nous allons donc faire appel aux travailleurs détachés de toute l’Europe. Ce n’est pas fini. Sur les chantiers de BTP, 30 à 40 % des salariés ne seront pas déclarés. Comme il n’y a plus d’inspecteurs du travail, personne ne contrôle, et tout le monde s’en frotte les mains. Les gens ont besoin de vrais métiers, pas de petits boulots précaires. La banlieue, c’est le laboratoire de la France : il faut la réguler autrement que par le travail au noir.

Depuis 2011 – année où vous aviez demandé l’intervention de « casques bleus » dans votre ville – la situation s’est-elle améliorée ?

Quand je suis arrivé en 2001, j’avais 113 effectifs de police. Aujourd’hui, j’en ai 80, et une seule voiture de la BAC après 23 heures pour Aulnay et Sevran, deux plaques tournantes de la drogue. Lorsqu’en 2011 j’ai appelé de mes vœux l’intervention de « forces d’interposition », j’avais enterré 8 personnes en un an et demi à cause du trafic de stupéfiants qui gangrenait la ville. Au début, cette opération a porté ses fruits. Mais ça n’a rien réglé sur le fond. Le volume des ventes de drogue à Sevran est divisé par trois, mais le trafic s’est déplacé. Les mafias venues de l’est, comme du Kosovo – gros producteur de cannabis –, prennent la main. De plus en plus de jeunes – et de plus en plus jeunes – trafiquent à petit prix, embauchés à la journée ou à la semaine, venant parfois de loin.

Depuis votre premier mandat de maire en 2001, vous assistez comme partout à un retour du religieux…

Les banlieues sont victimes – et actrices – d’une véritable poussée libérale. Pas parce qu’elles le veulent, mais parce qu’on les a abandonnées. Du coup, les solidarités sur lesquelles les habitants s’appuient pour s’en sortir se communautarisent de plus en plus. Résultat ? Les quartiers se replient chaque jour davantage sur leur communauté ethnique ou locale et donc sur la religion. Aujourd’hui, dans ma ville, tous les lieux de culte sont pleins : les mosquées, mais aussi les églises, et pas seulement évangéliques, les lieux de culte hindouistes, bouddhistes, mais aussi les sectes… Ce n’était pas le cas il y a dix-sept ans. Le religieux redonne un sens face à l’absence de règles et à la précarité, et s’accompagne pour certains d’un fort conservatisme, sur la place des femmes, le rôle de la famille. Je note cependant que nous avons un peu moins de femmes voilées, comme si une sorte d’étiage était atteint.

En septembre 2016, vous avez été pris à partie dans un documentaire de Bernard la Villardière, sur M6, au sujet d’une mosquée. Que s’est-il passé ?

Je résume. Une salle de prière ouvre dans un quartier. Très vite, des fidèles de la mosquée viennent m’indiquer qu’elle est tenue par des radicaux qui traitent d’apostats les musulmans en discussion avec la mairie. Je découvre que le propriétaire de cette salle aurait été proche du GIA algérien, que le converti qui tient la salle a ouvert un kebab d’où 5, 6 ou 7 jeunes seraient partis vers la Syrie – il y a eu entre 14 et 15 départs pour le djihad à Sevran. La préfecture et la police sont prévenus. Pourtant, après le reportage de Bernard de la Villardière, le directeur du cabinet du préfet de Seine-Saint-Denis a osé dire que la question n’avait jamais été évoquée avec moi. Ce lâchage, qui m’a valu d’être violemment pris à parti par certains médias et par l’extrême droite, a eu raison de ma foi en la politique. Sans confiance, pas de travail efficace pour lutter contre la délinquance et le terrorisme.

L’humoriste Yassine Belattar vient d’investir dans ce bar de Sevran qui a beaucoup fait parler de lui après un reportage de France 2. Une bonne nouvelle ?

Ça fait de l’animation ! Et s’il peut faire venir des artistes…

Une cinquantaine d’élus et de responsables associatifs ont été reçus par Jacques Mézard le 15 mars dans le cadre de la « mission Borloo » pour les banlieues. Vous avez semblé déçu…

C’est le moins que l’on puisse dire ! Les bras m’en sont tombés. Cette réunion avait pour but de présenter nos travaux et nos propositions dans les domaines de l’emploi, de l’insertion, de l’éducation, de la culture et du sport – je souligne que les thèmes de la sécurité, de la police ou encore des trafics ont été exclus des discussions par le ministère. M. Mézard est arrivé avec plus d’une heure de retard, sans s’excuser, et n’a pas dit un mot ; le secrétaire d’Etat, Julien Denormandie, était absent ; les fonctionnaires du ministère et du Commissariat général à l’égalité des territoires avaient reformulé nos propositions et on avait du mal à les reconnaître. Une nouvelle fois, j’ai joué la mouche du coche. Quand j’ai pris la parole, le chien de Jacques Mézard, puisque le ministre était venu avec son chien, s’est d’ailleurs mis à aboyer.

Comme le « Chien blanc » du roman Romain Gary face à ses ennemis…

Je suis maire de banlieue depuis Jacques Chirac, j’ai l’habitude des conflits. Avec tous les ministres de la ville la situation était tendue. Je me suis tapé la gueule avec chacun d’eux, comme avec Fadela Amara, mais au moins ils faisaient de la politique. Avec ce gouvernement, c’est autre chose.

En quoi est-ce différent ?

Le nouveau monde de Macron, c’est le post-politique, des ministres sans expérience. Mézard semblait plus intéressé par son chien que par ce que disaient les maires de banlieue devant lui. Julien Denormandie est brillant, il veut bosser, mais il n’a jamais fait de « popol », comme on dit, il ne connaît pas la dynamique des rapports de force. Le terrain, il ne sait pas ce que c’est. L’appareil se bureaucratise. C’est peut-être parce que j’ai grandi dans le communisme, mais cet entre-deux me fait penser à Berlin en 1989, ou à la stagnation de l’ère Brejnev – cette période d’immobilisme total où le pouvoir était dans les mains de technocrates sans aucune vision. En marche ! me fait penser à Russie unie : les responsables sont nommés pour trois ans. En banlieue, les permanences des nouveaux élus sont vides. En marche ! n’est qu’une écurie pour la prochaine présidentielle.

En marche ! a refusé de vous investir dans la 11e circonscription de Seine-Saint-Denis. Cette décision n’a-t-elle pas influencé votre démission ?

J’ai soutenu Macron. Je le soutiens encore, mais maintenant il faut prendre les bonnes décisions, et vite. Il faut que son gouvernement comprenne que la banlieue, sa jeunesse, son cosmopolitisme, son ancrage dans les technologies, son libéralisme, c’est ça le nouveau monde. Or les signes ne sont pas encourageants : coupes dans le budget de la politique de la ville en 2017, gel des emplois aidés, décisions défavorables au financement de l’ANRU et maintenant, ce conseil présidentiel des villes : censé rassembler des gens issus des banlieues, il n’est composé que d’anciennes figures ou de personnes qui, même si certaines font du bon travail, ne représentent pas grand-monde dans les quartiers populaires. Bref, beaucoup d’affichage et de com’, et peu d’action.

Dans deux semaines, Jean-Louis Borloo va présenter ses propositions au président de la République…

Borloo est notre dernier espoir. Et ce plan, celui de la dernière chance. Si Macron ne suit pas les préconisations de Borloo, cela veut dire que l’Etat laisse tomber les banlieues et leurs 5,5 millions d’habitants. Au passage, l’attentat de Carcassonne nous le confirme : on ne peut lutter contre le terrorisme islamiste sans appréhender, comprendre et surtout intervenir concrètement.

Allez-vous arrêter la politique ?

Comment pourrais-je ? Je suis tombé dedans quand j’avais quinze ans. Je reste conseiller municipal de Sevran, conseiller territorial, conseiller métropolitain, pour être certain que les projets que j’ai portés aboutissent. Mais aujourd’hui, il n’y a plus de place en politique pour des militants comme moi. Je pense que j’ai une bonne expérience, mais Ils n’en veulent pas. On verra plus tard…