Devant la gendarmerie de Carcassonne, dont dépendait le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame, tué dans l’attaque d’un supermarché de Trèbes (Aude). / AFP

Chronique Phil’d’actu. La semaine dernière a été frappée par une terrible vague de violence. Des actions de « décasage » à Mayotte contre des immigrés Comoriens à l’assassinat sauvage à Paris d’une octogénaire survivante de la Rafle du Vel d’Hiv, en passant par l’agression des étudiants occupant la fac de droit de Montpellier, et, bien sûr, les attaques de Trèbes et Carcassonne.

Vendredi après-midi, j’étais à Lille pour participer au Grand Barouf numérique quand l’un des intervenants nous a dit, à ma voisine et à moi : « Il y a eu un attentat dans l’Aude », et il nous a montré l’écran de son smartphone sur lequel était affichée « l’alerte » qu’il avait reçue. C’est ainsi qu’aujourd’hui la violence surgit, fait irruption dans notre poche, que des vies brisées brisent le flux de l’existence. Nous voilà tous « alertés ».

Tous victimes ?

« La France a peur tous les soirs à 20 heures » chantait Mickey 3D il y a presque vingt ans. Plus besoin d’attendre 20 heures désormais : elle peut avoir peur en temps réel, presque en même temps que les victimes. Paradoxe de la connexion aux réseaux : le monde entier me parvenant dans la solitude, j’assiste à la violence qui frappe autrui, et c’est comme si elle me frappait moi. Par empathie, je deviens la victime.

Comment espérer, dès lors, avoir quelque recul sur les événements ? Comment les « experts » (juristes, sociologues, historiens et autres) peuvent-ils encore être audibles, sans être taxés de relativisme ? Comment les policiers et les magistrats peuvent-ils ne pas être traités d’incompétents sur les réseaux sociaux et dans les commentaires puisque c’est comme si nous y étions et que nous avions pu constater leur impuissance ? Faut-il s’étonner, après cela, d’entendre venir de partout des cris de vengeance ?

Ces cris ont retenti au moment du procès d’Abdelkader Merah. Ils retentissent dans la pétition contre l’inhumation de Radouane Lakdim et derrière les discours appelant à l’expulsion des « fichés S » ou à l’interdiction du salafisme. Ce désir de vengeance est compréhensible, peut-être même légitime, de la part des victimes. Mais qu’en est-il de nous, de la société, de la nation ? Se peut-il que nous nous réclamions collectivement du traumatisme pour fixer les critères du droit ?

Tentation liberticide

Il va de soi que l’État a pour charge d’assurer la sécurité des citoyens. Mais que vaut cette sécurité si elle n’est pas mise au service de la liberté ? Et qu’est-ce que la liberté si elle ne s’appuie pas sur des lois, des valeurs, des principes qui font qu’elle ne s’oppose pas à la liberté d’autrui ? Le risque que nous fait courir le climat anxiogène, c’est d’abord de réduire en nous la capacité de penser, de raisonner en toute autonomie. Le risque de faire partie de la masse, dans la fièvre de consommation comme dans la peur de mourir à tout instant.

En 1920, l’écrivain russe Eugène Zamiatine écrivait un grand roman dystopique, qui a inspiré aussi bien Aldous Huxley que George Orwell : Nous autres*. Dans un futur lointain, une société dans laquelle chaque individu est désigné par un matricule est gouvernée par l’Etat Unique, sous la tutelle du Bienfaiteur, selon les lois de l’Harmonie. Mais une organisation secrète se propose de « délivrer l’humanité du joug bienfaisant de l’Etat » :

« Délivrer l’humanité ! C’est extraordinaire à quel point les instincts criminels sont vivaces chez l’homme. Je le dis sciemment : criminels. La liberté et le crime sont […] intimement liés […] et si la liberté de l’homme est nulle, il ne commet pas de crime. C’est clair. Le seul moyen de délivrer l’homme du crime, c’est de le délivrer de la liberté. »

La tentation est grande, dans les périodes de crise et de violence, de nous réfugier dans une forteresse imprenable, où le risque de l’altérité n’existerait pas. Il n’est pas question de nier cette violence, ou de ne pas demander à l’Etat de faire son possible pour l’endiguer. Mais gardons-nous de céder à cette tentation. Soutenons ceux qui en ont besoin, rendons hommage à ceux qui le méritent, dénonçons ce qui doit être dénoncé. Essayons aussi de garder la tête froide et de ne pas faire le jeu des criminels qui veulent nous diviser, ni des gouvernants qui ont tout intérêt à ce que nous leur abandonnions notre libre-arbitre.

Thomas Schauder

* Nous autres est disponible chez Gallimard dans la collection « L’Imaginaire », et chez Actes Sud dans une nouvelle traduction depuis 2017, sous le titre Nous.

A propos de l’auteur de la chronique

Thomas Schauder est professeur de philosophie. Il a enseigné en classe de terminale en Alsace et en Haute-Normandie. Il travaille actuellement à l’Institut universitaire européen Rachi, à Troyes (Aube). Il est aussi chroniqueur pour le blog Pythagore et Aristoxène sont sur un bateau. Il a regroupé, sur une page de son site, l’intégralité de ses chroniques Phil d’actu, publiées chaque mercredi sur Le Monde.fr/campus.