« Porn Valley. Une saison dans l’industrie la plus décriée de Californie », de Laureen Ortiz, 320 pages, 19,90 euros. Parution le 29 mars. / PREMIER PARALLÈLE

Assise sur un canapé posé dans un garage quelque part sous le soleil de Los Angeles, Laureen Ortiz préfère, à ce moment précis, « se concentrer sur le petit chien qui se dandine autour [d’elle], une espèce de caniche blanc minuscule respirant l’innocence ». La journaliste, en pleine enquête de terrain, est allée au plus près de son sujet, et l’animal n’est pas de trop pour apaiser son malaise : « J’imagine que lui aussi ne comprend pas tout ce qui se passe ici. A ses yeux, une scène de sodomie est sans doute une bagatelle. Pour moi, c’est plus difficile, comme ça, en direct. Les gouttes de transpiration se transforment en sueur froide. » Bienvenue dans la réalité des films pornographiques.

Dès les premières pages de Porn Valley, cette journaliste indépendante basée à Los Angeles brise tout fantasme ou apparence de glamour qui pourrait encore exister autour de l’industrie du X, « la plus décriée de Californie », comme l’annonce le sous-titre.

Recul des limites de l’acceptable

Plus de cent vingt ans après le premier film à caractère pornographique, sorti en 1896 en France, les protagonistes du secteur eux-mêmes affichent un certain écœurement. Il suffit pour s’en convaincre de faire un tour sur le compte Twitter du réalisateur Mike Quasar, cité à de nombreuses reprises par l’auteure du livre. Dans ses messages, le cynisme le dispute au dégoût, comme lorsqu’il se plaint d’être obligé de devoir rester, pour le montage d’un film, devant son ordinateur pendant son jour de congé « jusqu’à ce que [ses] yeux saignent ».

Après un énième tournage mettant en scène une femme et son supposé demi-frère, il écrit avoir perdu toute « dignité ». Car ce que raconte surtout Laureen Ortiz dans cette passionnante enquête narrée à la première personne, c’est le virage inquiétant qu’a pris le milieu depuis quelques années, avec le développement des sites de diffusion de vidéos X gratuites et le recul toujours plus loin des limites de l’acceptable. Un membre de l’industrie raconte : « Dans les années 1980, on a inventé le porno dit “tabou”. Ça a donné une flopée de scénarios du genre “infirmière et patient”, “prêtre et bonne sœur”, “élève et professeur”, bon. Maintenant, c’est “père et fille”, “frère et demi-sœur”, tu vois le genre. » « Plus c’est déviant, mieux c’est », appuie un autre.

MindGeek, détentrice de tous les gros « tubes »

Désormais, une entreprise tentaculaire, dont le nom pourrait la faire passer pour une sympathique start-up, fait la pluie et le beau temps sur l’industrie et sur les scénarios de ces films : MindGeek. Détentrice de tous les gros « tubes » (ces sites qui diffusent du porno gratuitement), la boîte a racheté un à un la plupart des studios de la vallée de San Fernando, surnommée « Porn Valley ».

Début 2017, la réalisatrice française et ex-actrice X Ovidie avait déjà dénoncé, dans son documentaire Pornocratie, les pratiques de cette société que tout le monde connaît dans l’industrie du X mais que personne n’a jamais vue. « Barricadés à Montréal, en Floride, à Chypre, ainsi que dans divers paradis fiscaux », les dirigeants de MindGeek se sont imposés par la force et à distance. « Ils se sont construits sur le piratage, sur le vol de nos œuvres, puis ils sont devenus si gros qu’on a dû apprendre à travailler avec eux », résume l’actrice X Tasha Reign.

« Les filles arrivent, se préparent, se déshabillent, exécutent des figures relevant du sport de combat extrême, puis se barrent, le corps en lambeaux. Les bleus apparaissent les jours suivant »

« Tout vient du Canada. Ils nous envoient le script, le choix des filles, la catégorie, etc. Nous, on tourne, c’est tout », raconte un chef opérateur ayant requis l’anonymat. Les yeux rivés sur les algorithmes et l’analyse des données de leurs sites – davantage que sur la plastique des acteurs –, ces financiers avisés ont changé la donne dans la Porn Valley.

Sur les tournages, « les filles paraissent isolées. Elles arrivent, se préparent, se déshabillent, exécutent des figures relevant du sport de combat extrême, puis se barrent, le corps en lambeaux. Les bleus apparaissent les jours suivant », raconte Laureen Ortiz, que l’on suit dans ses doutes, ses impasses, ses questionnements.

Industrie sordide et impitoyable

Pour autant, l’industrie n’a pas attendu MindGeek pour être sordide et impitoyable, surtout avec les filles. Comme le dit une autre actrice, Nina Hartley, « faire du porno, ce n’est pas une question de morale, mais de classe sociale ». Les biographies des filles sont truffées de pères alcooliques, de mères toxicomanes, de violences sexuelles et, très souvent, nourries d’une éducation catholique très stricte.

Sur elles, le piège du X se referme très vite. « Au départ, tu ne comprends pas bien dans quoi tu tombes. Puis une fois que tu y es, tu ne peux plus en sortir », témoigne Phyllisha, ex-actrice et fil rouge du livre. Rob Spallone, réalisateur et « encyclopédie ambulante du porno », sort, lui, de ses vieux souvenirs l’histoire d’« une fille, très belle » : « Elle débarque et me dit qu’elle veut faire que du fille-fille. Tu parles ! Quatre mois plus tard, elle était au milieu d’un gang bang ! Sinon, tu dures pas et tu gagnes pas ta vie. »

« Les morts par overdose ou les suicides de filles du X ne datent pas non plus de l’arrivée d’Internet, mais depuis quelques mois, leur rythme semble s’être tristement accéléré »

La santé est un enjeu majeur de l’industrie, et ce n’est pas (que) à cause de MindGeek que les producteurs se sont élevés contre le port du préservatif. Quand celui-ci est devenu obligatoire, en 2012, les studios se sont simplement mis à filmer sans autorisation (entre 2012 et 2015, les demandes de permis de tourner des films X à Los Angeles ont chuté de 95 %).

Outre le VIH, « les staphylocoques sont monnaie courante », rapporte Phyllisha, qui pense être « protégée par une bonne étoile », puisqu’elle n’a attrapé « que » une chlamydiose. Les morts par overdose ou les suicides de filles du X ne datent pas non plus de l’arrivée d’Internet, mais depuis quelques mois, leur rythme semble s’être tristement accéléré : entre novembre et janvier, cinq jeunes actrices sont mortes dans des circonstances dramatiques. Une liste qui n’est sûrement pas exhaustive.

« Porn Valley. Une saison dans l’industrie la plus décriée de Californie », de Laureen Ortiz. Premier Parallèle, 320 pages, 19,90 euros