Bien que futuriste, le nouveau blockbuster de Steven Spielberg, Ready Player One, sorti mercredi 28 mars, repose sur une vieille recette narrative : la plongée de son héros dans un système de réalité virtuelle. Cette nouvelle production centre en effet son intrigue autour d’un univers numérique et immersif, l’Oasis, auquel l’écrasante majorité de la planète se connecte, préférant d’ailleurs y évoluer plutôt que de revenir à sa réalité apocalyptique.

Ready Player One - Bande-Annonce Officielle (VF) - Steven Spielberg
Durée : 02:19

« La question de l’immersion totale dans un tel univers existe depuis plus de trente ans dans le cinéma », explique Alexis Blanchet, maître de conférences en études cinématographiques à l’université Sorbonne-Nouvelle-Paris-III, et auteur de plusieurs ouvrages sur les rapports entre jeux vidéo et cinéma.

« La représentation de la réalité virtuelle remonte au début des années 1980 avec le cyberpunk et Neuromancien, de William Gibson, dans la littérature. Au cinéma, c’est Tron qui a posé les bases d’une esthétique du numérique, en représentant l’informatique de l’intérieur avec des couleurs vives, des perspectives et des lignes de fuite », étaye Natacha Vas-Deyres, enseignante-chercheuse en science-fiction à l’université Bordeaux-Montaigne. « Les dispositifs de réalité virtuelle dépeints dans les films se ressemblent depuis. Il y a peu d’évolution sur le fantasme de l’immersion des joueurs », ajoute Alexis Blanchet.

Tron [1982] - Bande annonce [VF|SD]
Durée : 01:43

Vision mortifère de la VR

Ready player One n’est pas le seul à perpétuer ce fantasme rétro. Plus récemment, dans la littérature pour adolescents, le roman Warcross (Pocket jeunesse, 2018) tisse une intrigue dans un jeu à la croisée de Warcraft et de Rollerball. De même, un courant très populaire de manga, le genre « Isekai », qui plonge les personnages subitement dans des mondes alternatifs, trouve souvent sa place dans des univers inspirés des jeux vidéo, à l’instar de la série à succès Sword Art Online.

Les productions cinématographiques parlant de jeux vidéo semblent, année après année, soulever les mêmes thèmes, selon Carl Therrien, professeur agrégé au département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’université de Montréal, membre du laboratoire Ludov.

« Qu’il s’agisse d’un film ultrapopulaire, de quelque chose de plus audacieux comme “Existenz”, de David Cronenberg, ou de production d’art et essai comme “Le Monde sur un fil”, de Rainer Werner Fassbinder, ils parlent tous de l’enfermement dans le monde virtuel et de la confusion entre réalité et fiction. Il y a quelque chose de prométhéen dans cette préoccupation unanime. Le développement de la réalité virtuelle s’apparente au vol du feu sacré, avec son lot de conséquences néfastes. »

Natacha Vas-Deyres abonde :

« Dès le départ, les fictions évoquent une utilisation mortifère de la réalité virtuelle. Les métaphores les plus positives se retrouvent plutôt dans les histoires qui parlent de réalité augmentée, c’est-à-dire quand du numérique est superposé sur l’environnement réel via des lunettes par exemple. Cela renvoie au courant transhumaniste, à l’homme augmenté, amélioré, comme avec le livre “Accelerando”, de Charles Stross. »

La fiction rattrapée par la réalité

On aurait pu penser aussi qu’avec les avancées techniques actuelles en matière de réalité virtuelle, les scénaristes de science-fiction imagineraient un futur encore plus avancé et différent de celui déjà inventé dans les années 1980. Or, Ready Player One, par exemple, ne rêve pas beaucoup au-delà de ce qu’esquissaient des Tron ou Matrix, en termes de possibilités. « La fiction a désormais le nez collé à la réalité », résume Natacha Vas-Deyres :

« On appelle cela le “mur du futur”, théorisé par l’auteur Vernor Vinge sous le terme de “singularité technologique”. La réalité technologique et informatique a tellement rattrapé notre imagination qu’on n’est plus en capacité de se projeter au-delà. »

Que la réalité virtuelle maintienne sa popularité dans la fiction ne manque pas non plus d’ironie, alors que devenue accessible au grand public, elle peine à s’imposer dans les foyers et auprès des joueurs. Les professionnels du jeu vidéo annoncent des chiffres timides et des croyances fragiles en la percée de cette technologie.

« Le manque d’engouement s’explique probablement par des raisons liées au coût, mais aussi parce que, finalement, les développements d’expériences immersives en réalité virtuelle ne sont pas pléthore. Il ne faut pas non plus oublier le “motion sickness” [sensations de nausée et de malaise de l’utilisateur], qui, même si des progrès ont été faits pour l’estomper, reste bien présent », avance Estelle Dalleu, docteure en études cinématographiques chargée d’enseignement à l’université de Strasbourg, qui estime également « que la réalité virtuelle immersive coupe le joueur de son environnement alors qu’on a tendance à sous-estimer la sociabilité des joueurs de jeux vidéo ».

« Un spectacle forain »

Les éditeurs de jeu vidéo, s’ils proposent une version en réalité virtuelle de certains de leurs hits, comme Skyrim ou Fallout 4, ne développent pas encore de grands jeux exclusivement en réalité virtuelle. « La rentabilité n’est pas encore au rendez-vous et ces jeux coûtent plusieurs dizaines de millions d’euros en développement. Les projets les plus ambitieux à ce jour semblent notamment se dérouler du côté des musées ou du cinéma. Il y émerge des expériences intéressantes avec l’appui de financement et de mécénat », explique Carl Therrien.

Pour lui, même si la technique de réalité virtuelle venait à s’améliorer et baisser encore ses prix, « rien n’indique qu’il y aura un engouement massif pour les nouvelles expériences et que les gens voudront s’encapsuler dans un système de réalité virtuelle ».

Estelle Dalleu prévoit quant à elle que cette technologie rencontrera plutôt son public dans les parcs d’attractions et les cinémas que dans les foyers, à l’instar de la technologie 3D.

« La réalité virtuelle renoue finalement avec les débuts du cinéma, dans ce qu’il avait d’un spectacle forain. C’est un jouet optique qui rappelle les expérimentations qui mèneront au cinématographe (praxinoscope, panorama, etc.). Ce sont principalement les cinémas qui sont en train d’accaparer cette technique. »

Les films comme Ready Player One ne serviraient donc pas tant à deviner le futur du jeu vidéo qu’à montrer celui du cinéma.