Aussitôt après sa désignation comme premier ministre de l’Ethiopie, Abiy Ahmed a ouvert une brèche. Dans son discours d’investiture, lundi 2 avril, il a tendu la main au frère ennemi, l’Erythrée, en appelant à la réconciliation et au dialogue pour résoudre un conflit qui dure depuis l’indépendance du pays, en 1993.

Une première alors que la coalition au pouvoir depuis vingt-sept ans, le Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (EPRDF), accuse régulièrement Asmara de tenter de déstabiliser l’Ethiopie. Abiy Ahmed, aujourd’hui âgé de 42 ans, avait lui-même participé à la guerre fratricide qui a fait des dizaines de milliers de morts entre 1998 et 2000.

Depuis qu’il a été choisi par l’EPRDF pour assumer la direction du gouvernement, Abiy Ahmed assoit son image de réformateur. Pour nombre d’observateurs, il était la seule figure politique capable d’impulser le changement au sein d’une coalition ébranlée par le poids des centaines de morts lors de la répression des manifestations en 2015-2016. Dans son discours, Abiy Ahmed a également qualifié les partis d’opposition de frères et non d’ennemis et présenté ses excuses « à ceux qui ont perdu leurs êtres chers ».

Le parti qu’il dirige, l’Organisation démocratique des peuples oromo (OPDO), est celui qui semble le plus réformiste de la coalition. Le tandem formé depuis octobre 2016 par Abiy Ahmed et le président de la région Oromia, Lemma Megersa, a progressivement réussi à gagner le cœur de manifestants en colère contre la toute-puissance du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), le noyau dur de l’EPRDF.

Fasciné et façonné par les « libérateurs »

Cependant, sous ces apparences d’ouverture, Abiy Ahmed reste le porte-voix d’un système qui l’a façonné depuis l’adolescence. Ce protestant, de père musulman et de mère orthodoxe, avait à peine 15 ans quand la guérilla menée par le TPLF renversa le régime du dictateur Mengistu Haile Mariam, en 1991. Originaire de Beshasha, une ville à environ 400 km au sud-ouest d’Addis-Abeba, le jeune Oromo étudiait alors à Agaro, à quelques kilomètres de là.

Amateur de jeux de guerre et de football, le jeune Abiy Ahmed a développé sa conscience politique dans un vieil hôtel de cette ville, transformé aujourd’hui en un café plongé dans la pénombre où flotte une chaude odeur de gâteau. « Les combattants du TPLF fréquentaient l’hôtel de ma mère, qui venait de la région du Tigré », raconte Muniri Temam, le fils de la propriétaire et ami d’enfance du nouveau premier ministre, tout en narrant la fascination des deux adolescents pour ces « libérateurs ».

Présentation de notre série : L’Ethiopie à cran

À cette époque, pourtant, « les gens avaient peur des militaires », encore traumatisés par les sanglantes années du Derg, le gouvernement militaire provisoire de l’Ethiopie socialiste. « Abiy voulait devenir cadre de l’EPRDF pour mobiliser les gens, mais il était trop jeune », poursuit Muniri Temam. Abiy Ahmed décide alors de s’engager dans l’armée. D’opérateur radio, il monte en grade jusqu’à devenir lieutenant-colonel. Sa carrière est notamment marquée par un passage comme casque bleu dans le Rwanda de l’après génocide des Tutsi.

Ancien chef d’un organe de surveillance

Titulaire d’un doctorat sur les questions de paix et de sécurité, Abiy Ahmed aura pour première mission d’apaiser les fortes tensions qui agitent son pays. Car le système du fédéralisme ethnique en vigueur semble à bout de souffle. « C’est un réconciliateur », veut croire Genet Shigute, une femme élégante de 60 ans qui l’a hébergé par le passé. Selon d’anciens camarades, il a contribué à la réconciliation entre musulmans et chrétiens dans sa région dans les années 2000. Il aurait même convié à une conférence de paix le meurtrier de son frère, assassiné par un membre du Front de libération oromo (OLF), une organisation désormais considérée comme terroriste par les autorités éthiopiennes.

La question est aussi de savoir si ce pur produit du régime sera capable de réconcilier la population avec une élite dirigeante impénétrable. En effet, Abiy Ahmed a co-créé et dirigé l’un des organes de surveillance du pays, l’Agence éthiopienne de sécurité des réseaux d’information (INSA), chargée de scruter les activités en ligne des citoyens. Il est aussi député de la coalition depuis 2010 et fut pendant une année ministre des sciences et de la technologie du gouvernement du premier ministre déchu, Hailemariam Desalegn.

Si certains s’inquiètent du lien indéfectible d’Abiy Ahmed avec l’EPRDF, d’autres estiment au contraire que sa proximité avec le pouvoir peut lui permettre d’impulser le changement de l’intérieur. « Il semble compétent et ambitieux. Ce n’est pas nécessairement un désavantage de faire partie de l’establishment tant qu’il s’engage à réformer » le système, pense l’analyste politique Awol Allo. Dans son discours d’investiture, Abiy Ahmed a certes tendu la main à l’Erythrée et à l’opposition, mais, prudent, il a soigneusement évité de mentionner l’état d’urgence instauré le 16 février. Celui-ci a déjà entraîné l’arrestation de plus de 1 100 personnes en moins de deux mois.