Des cheminées de plusieurs mètres, des hauts-fourneaux, des rails ont été intégrés dans l’aménagement du campus de Belval. / Jessica Gourdon

Depuis son bureau perché au dix-huitième étage de la Maison du Savoir, le jeune recteur de l’université du Luxembourg a une vue imprenable sur son établissement. Costume cintré et yeux bleu acier, Stéphane Pallage, arrivé à son poste il y a deux mois, est encore stupéfait par le paysage offert par ce campus singulier. Sa particularité ? Il a été construit sur une immense friche industrielle de 120 hectares, dont la mémoire est restée vive.

Des cheminées de plusieurs mètres, des hauts-fourneaux aux allures de cathédrales, des rails, des entrepôts couverts de verdure ont été intégrés dans l’aménagement du campus. Ces vestiges de l’ancienne usine d’ArcelorMittal côtoient les bâtiments ultramodernes de l’université, aux noms futuristes : Maison du Nombre, Maison du Livre, Maison de l’Innovation…

Le savoir au pied de la fonderie

L’ancien monde qui cède sa place au nouveau. « C’est un symbole très fort », admet Stéphane Pallage, économiste belge qui a effectué la plus grande partie de sa carrière à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). « Et tout cela n’est que le début », poursuit-il, montrant les grues et les sites en chantier. Car si l’université du Luxembourg (Uni. Lu) a commencé à s’installer sur ce campus fin 2015, son aménagement est loin d’être achevé.

« Le pays a investi 950 millions d’euros pour aménager Belval »

Construite sur le squelette d’un ancien hall industriel, la bibliothèque doit ouvrir ses portes en octobre. Gros polygone doré, une Maison des Arts sera bientôt opérationnelle, avec une salle de 400 places. Un bâtiment d’expérimentations pour les ingénieurs est en construction, de même qu’un hôpital et des logements supplémentaires pour les chercheurs et les étudiants.

Belval, le nom donné à cette cité des sciences située à moins d’un kilomètre de la frontière française, a de grandes ambitions. Elle incarne la volonté du pays de ne plus s’appuyer uniquement sur sa puissance financière, mais également sur le savoir et l’innovation. Le site doit aussi permettre de revitaliser cette région dévastée par la fin de la sidérurgie, et désengorger la capitale, à 20 kilomètres au nord.

Pour cela, le Luxembourg a mis les moyens : le pays a investi 950 millions d’euros pour aménager Belval, qui accueille aussi des centres de recherche, des start-up et des entreprises. « L’idée est de faire de Belval une sorte de Silicon Valley au cœur de l’Europe, se vante le recteur. C’est un peu audacieux, mais le Luxembourg est un petit pays qui a de grandes ambitions. »

Cibler les étudiants internationaux

Pourtant, en 2003, lorsque le Grand-Duché s’est enfin décidé à créer une université, la seule du pays et la plus jeune d’Europe de l’Ouest, cela n’avait rien d’une évidence. Toute une partie de la classe politique, en particulier le premier ministre Jean-Claude Juncker, aujourd’hui président de la Commission européenne, était sceptique. « Le pays connaissait un développement économique énorme. Les dirigeants ne voyaient pas l’intérêt de dépenser des sommes folles pour financer de la recherche », se souvient Rolf Tarrach, le physicien espagnol qui a dirigé l’université du Luxembourg pendant dix ans et qui préside aujourd’hui l’European University Association. Surtout, dans un pays si petit (580 000 habitants), n’était-il pas vital que les étudiants continuent d’étudier ailleurs avant de revenir au pays ? « J’ai dit à Juncker qu’on ne faisait pas une université pour les Luxembourgeois, mais pour le pays. Et que c’était très bien si les jeunes d’ici continuaient à étudier à l’étranger », se souvient Rolf Tarrach.

L’idée était bien de nourrir l’économie avec du sang neuf et donc de cibler avant tout les étudiants internationaux. Pour cela, l’établissement a des atouts : des frais de scolarité de 400 euros par an, des doctorants rémunérés 2 100 euros nets par mois, des cursus bilingues ou trilingues, un campus tout neuf, des cours en petits groupes, de bonnes perspectives d’insertion dans un marché du travail ouvert aux étrangers… Résultat : aujourd’hui, 55 % de ses 6 200 étudiants sont des étrangers.

La Maison des arts et des étudiants à gauche. / Jessica Gourdon

Mais si elle compte 113 nationalités sur son campus, cette très jeune université européenne souffre d’un déficit de notoriété. « Sa capacité à attirer les bons étudiants est encore à démontrer, juge Pierre Mutzenhardt, le président de l’université de Lorraine voisine. Ce n’est pas un endroit très séduisant depuis l’international. Si Singapour, à qui on compare parfois le Luxembourg, attire les meilleurs bacheliers d’Asie, ceux d’Europe ne se précipitent pas encore à l’université du Luxembourg. Cela n’a pas créé un nouveau flux. »

Frais de scolarité modérés

Lorsqu’il était en terminale S à Thionville (Moselle), à quelques kilomètres du Luxembourg, Alexis, 18 ans, reconnaît que peu de ses camarades avaient entendu parler de cet établissement. Lui le connaissait car ses parents travaillent au Grand-Duché : il était passé plusieurs fois devant le campus de Belval. Il hésitait avec une école d’informatique privée à Metz, mais s’est laissé séduire par les infrastructures modernes de l’Uni. Lu, les cours en anglais, la caution universitaire et les frais de scolarité modérés : « Avoir une université comme ça à quelques kilomètres de chez moi et ne pas en profiter, cela aurait été dommage. »

« Le campus ne brille pas par son animation »

Aujourd’hui en bachelor d’informatique, le jeune homme se dit ravi : « On a des profs qui viennent du monde entier. Et on a une salle rien que pour notre formation, où l’on peut travailler et s’installer quand on veut. » L’année prochaine, comme tous les étudiants en premier cycle, il effectuera un semestre dans une université étrangère. En revanche, il reconnaît que le campus ne brille pas par son animation. Les étudiants sont d’ailleurs peu associés à la gouvernance de l’établissement, même si cela va changer, assure le recteur.

Bref, la vie étudiante reste à construire à Belval. Tout comme la culture académique. Un défi de taille, alors que l’établissement rassemble des chercheurs de toutes origines. Le cap fixé depuis la création de l’université est pourtant clair et pragmatique : multiplier les publications dans des revues prestigieuses, attirer les meilleurs chercheurs et doctorants étrangers, grimper dans les « rankings », ces classements internationaux très prisés.

766 millions d’euros de l’Etat du Luxembourg

Pour se démarquer dans cette compétition, l’université du Luxembourg a décidé de concentrer ses efforts sur une poignée de domaines en lien avec l’économie du pays : l’informatique, la cyber-sécurité, la modélisation des données, le biomédical, la santé, le droit, la finance et l’éducation. Mais ce n’est pas encore gagné. « Nous sommes 11e dans le classement mondial des jeunes universités du Times Higher Education 2017, remarque Stéphane Pallage. C’est déjà exceptionnel, mais on doit pouvoir arriver au niveau de l’EPFL », l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, qui occupe la première place de ce classement des universités de moins de cinquante ans.

« Les conditions pour faire de la recherche sont très bonnes. L’université n’a aucun problème pour financer des déplacements pour des congrès »

Pour mettre en œuvre cette stratégie, le recteur dispose de moyens conséquents : pour le prochain plan quadriennal, que l’université vient de signer, l’établissement recevra 766 millions d’euros de l’Etat du Luxembourg, soit 30 % de plus que dans le dernier contrat. En tant que seule université du pays, Belval a toutes les faveurs du ministère de l’enseignement supérieur du Grand-Duché, ainsi que du Fonds national pour la recherche. Cette force de frappe lui permet d’attirer quelques « stars », comme le sociologue Louis Chauvel, ancien pilier de Sciences Po, à Paris. Au total, l’Uni. Lu compte 260 enseignants-chercheurs permanents, auxquels s’ajoutent un bataillon de 430 post-docs et une armée de 640 doctorants.

C’est cet environnement qui a attiré Jacques Klein, un chercheur en informatique français passé par l’Inria. « Les conditions pour faire de la recherche sont très bonnes. L’université n’a aucun problème pour financer des déplacements pour des congrès », affirme le chercheur de 38 ans, embauché avec un salaire « de l’ordre du double de ce qu’on offre à un maître de conférences en France ».

Liberté dans la recherche

Malgré ces bonnes conditions, le dispositif de recherche reste « jeune », juge le président de l’université de Lorraine Pierre Mutzenhardt : « Si l’université luxembourgeoise commence à être reconnue dans certains domaines, comme les matériaux ou l’informatique, elle n’accueille pas encore d’infrastructure de recherche majeure. Et le lien avec l’enseignement est encore à créer ».

« Avant que cette université méconnue trouve sa place en Europe, il faudra qu’elle s’en fasse une au Luxembourg, où une partie de la population doute toujours de son intérêt. »

Mais cette jeunesse peut être une force. C’est d’ailleurs ce qui a séduit Elise Poillot, professeure de droit à Belval et ancienne maîtres de conférences à Lyon-III. Selon elle, l’université du Luxembourg offre aux professeurs une certaine liberté, avec des moyens conséquents, loin des mandarinats : « Il n’y a pas de tradition, pas de système préétabli. Tout est à inventer. » L’enseignante a ainsi pu créer une « clinique du droit » pour traiter de cas réels avec ses étudiants. Elle apprécie aussi le caractère « très international » des équipes et des étudiants, dont elle connaît « tous les prénoms » et qui ne sont « pas assommés par un système d’éducation de masse ».

Mais avant que cette université méconnue trouve sa place en Europe, il faudra qu’elle s’en fasse une au Luxembourg, où une partie de la population doute toujours de son intérêt. « L’université ne se positionne pas vraiment comme un lieu du débat public. Elle est un peu comme un corps étranger », estime un ancien professeur d’histoire du Grand-Duché. Marquée « par une pensée libérale anglo-saxonne, elle n’a pas de rôle critique vis-à-vis de la politique, de l’économie ou de la société du Luxembourg », regrette-il. Rien d’étonnant pour une université qui regarde avant tout ailleurs…