L’avis du « Monde » - A voir

Spécialiste de la satire politique à la mode anglaise, Armando Iannucci imagine pour son deuxième long-métrage (adapté des deux tomes de la bande dessinée éponyme de Fabien Nury et Thierry Robin) de nous plonger dans les coulisses sanglantes de la succession de ­ Joseph Staline, réunissant pour l’occasion une brochette de bons acteurs anglo-américains rivalisant dans le registre grotesque, sur fond de décors russes.

Le film pourrait se résumer sous la forme de la devinette classique. Joseph Staline, Nikita Khrouchtchev, Lavrenti Beria, Gueorgui Malenkov et Viatcheslav Molotov sont dans une pièce. Dix minutes plus tard, Staline meurt d’une attaque cérébrale. Qui va le remplacer ?

Pour mieux saisir les enjeux de la question, un petit « Who’s Who » de la garde rapprochée, donc pleinement compromise, d’un des plus grands assassins de l’histoire mondiale est nécessaire. Malenkov (Jeffrey Tambor) : numéro deux du pouvoir, c’est lui qui succède à Staline au poste de président du conseil des ministres. Beria (Simon Russell Beale) : compatriote géorgien de Staline, chef du NKVD, organisateur du goulag, responsable du massacre de Katyn, sadique avéré, il est le bourreau en chef de l’Union soviétique (URSS).

Khrouchtchev (Steve Buscemi) : premier secrétaire du Parti communiste, cet homme en retrait finit par évincer Beria et Malenkov pour devenir l’un des artisans de la déstalinisation et le nouvel homme fort du régime. Molotov (Michael Palin) : un des fondateurs de la Pravda, bras droit historique de Staline, ­complice de tous ses crimes, il est l’un des rares à lui rester fidèle après sa mort, le 5 mars 1953.

Théâtre de l’absurde

La charge satirique de Ianucci force évidemment le trait, transformant ces personnages en caractères. Malenkov y occupe la fonction du vaniteux dépourvu d’envergure. Beria, celle du psychopathe. Khrouchtchev, celle du cauteleux stratège. Molotov, celle du pleutre doublé d’un imbécile heureux.

Ajoutez à ce cocktail de seconds couteaux encore pétrifiés par la peur, la fille et le fils de Staline en dégénérés, le tonitruant Joukov, héros de la seconde guerre mondiale mis sur la touche qui revient en idiot utile. Lâchez le tout dans un panier de crabes soviétiques, saupoudrez abondamment de détails sordides et extravagants tels que seule une dictature aussi démente que celle-ci peut en produire, et vous obtenez un film ubuesque, où l’on complote, tremble et torture à tous les étages.

Succès au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, La Mort de Staline ­accuse toutefois quelques handicaps qui l’entravent. La langue anglaise, pour commencer, qui nuit au réalisme de la situation. Le côté théâtre de l’absurde, qui n’est pas à la mesure de l’ignominie du ­sujet. Enfin, l’éloignement de la période, qui doit paraître pour les jeunes générations contemporaine de la préhistoire.

Interdit en Russie

Peut-être que seule une âme russe est ­capable de relever un tel défi, comme le laisse à penser l’une des très rares réussites en la matière, Khroustaliov, ma voiture ! (1998) d’Alexeï Guerman. Du moins, deux actualités viennent-elles lester la légèreté de crème sure qu’on pourrait être tenté de reprocher à La Mort de Staline.

Le ministre de la culture russe Vladimir Medinski dénonce « une raillerie insultante envers le passé soviétique »

La première tient aux relations russo-britanniques qui, si elles n’ont jamais été au beau fixe, ont pris ces dernières semaines une tournure neurotoxique, à la suite de la tentative d’assassinat au ­Novitchok de l’ancien agent double Sergueï Skripal à Salisbury au Royaume-Uni. La seconde est l’interdiction du film en Russie, décidée par le ministre de la culture Vladimir Medinski, le 23 janvier, deux jours avant la sortie prévue.

Dénonçant « une raillerie insultante envers le passé soviétique », celui-ci s’est donc rangé à l’avis de pétitionnaires parmi lesquels se trouve le réalisateur Nikita Mikhalkov, « missus dominicus » de Vladimir Poutine, qui, depuis vingt ans, met au placard tout ce que le cinéma russe compte de ­talents. Le même homme signait pourtant en 1994 Soleil trompeur, réquisitoire antistalinien sans ambages. Une vérité qui, à l’instar du sens de l’humour, ne semble plus de mise aujourd’hui en Russie.

La mort de Staline - Bande-annonce
Durée : 01:32

« La mort de Staline », film franco-britannique d’Armando Ianucci. Avec Steve Buscemi, Simon Russell Beale, Jeffrey Tambor (1 h 48). Sur le Web : Gaumont.fr/fr/film/La-mort-de-Staline, www.facebook.com/LaMortDeStaline/