L’historien français Pap Ndiaye dans son bureau, à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, à Paris, le 13 février 2012. / MEHDI FEDOUACH / AFP

Historien, spécialiste des Etats-Unis, Pap Ndiaye est professeur à l’Institut d’études politiques de Paris et professeur invité à Northwestern University. Auteur de La Condition noire (Calmann-Lévy, 2008) et des Noirs américains. En marche pour l’égalité (Gallimard, 2009), il a coécrit avec Andrew Diamond Histoire de Chicago (Fayard, 2013). Il analyse depuis la présidentielle l’état des forces des composantes de la société civile qui ­résistent à Donald Trump.

Cinquante ans après, que reste-t-il de la parole de King ? En quoi la société ­américaine a changé ­depuis sa mort ?

L’engagement religieux et politique de Martin Luther King consistait en un projet de portée historique : faire reculer les injustices immenses subies par les Noirs américains, faire qu’aucune personne ne soit plus jugée en fonction de la couleur de sa peau, abattre les murs d’hostilité et de méfiance entre Noirs et Blancs. Ce projet avait pour ambition de donner son plein accomplissement à la victoire de l’Union lors de la guerre de Sécession, qui avait certes abouti à l’abolition de l’esclavage en 1865, mais qui n’avait pas mené à une véritable libération pour les Noirs.

En effet, après un bref printemps démocratique (1865-1877), la ségrégation, la privation des droits civiques et les lynchages avaient remplacé l’esclavage, de telle sorte que les Noirs n’étaient libres que sur le papier glacé de la Constitution. La vérité est que, comme le disait si éloquemment King, ils étaient « relégués dans les coins de la société américaine et se trouvaient en exil dans leur propre pays ». Un siècle après la guerre de Sécession, c’est pour changer cela que King s’est battu.

Grâce au mouvement pour les droits civiques, la situation générale des Noirs a connu des progrès sidérants. Si King revenait dans ce monde, il serait sans doute stupéfait de ­constater l’existence d’une classe moyenne ­supérieure noire prospère, et d’apprendre qu’un homme noir de père kényan a été élu et réélu président des Etats-Unis. Mais en même temps, il serait atterré de voir l’isolement et la misère d’une partie du monde noir, d’observer le comportement de certaines polices municipales et les tensions toujours palpables entre Noirs et Blancs.

Il est clair que le racisme et les discriminations raciales demeurent une réalité quotidienne. Deux chiffres : 25 % des Américains noirs vivent sous le seuil de pauvreté, contre 10 % des Américains blancs ; les premiers composent 34 % de la population carcérale, soit un taux cinq fois supérieur aux seconds. Et la ­ségrégation scolaire est une réalité actuelle, et pas seulement un fait historique qui aurait pris fin avec le fameux arrêt de la Cour suprême de 1954. C’est pourquoi, cinquante ans après son assassinat, en dépit de progrès considérables, les paroles et l’action de King résonnent ­encore si fortement.

King était un militant infatigable et radical, opposé à la guerre du Vietnam et critique du capitalisme. Comment expliquer qu’il fasse autant figure de rêveur et de naïf ?

La non-violence est parfois considérée, à tort, comme une sorte d’utopie douce. Or, pour King, la non-violence n’était pas un sacrifice suicidaire : à ses yeux, une personne menacée a le droit de se protéger, y compris par la force. En 1956, à Montgomery (Alabama), sa maison était protégée par des gardes, et il y avait des ­armes chez lui. En revanche, en tant que moyen d’action collective, il estimait que la violence était une impasse. Cela n’est en rien une naïveté. En 1966, King tenta de convaincre les jeunes Noirs du Black Power que les « Blancs du Mississippi seraient enchantés de nous voir céder à la violence, pour la simple raison que nous leur fournirions ainsi une excuse » pour massacrer les manifestants.

Pour lui, le rapport de force était si défavorable aux Noirs que les mouvements prônant la violence étaient nécessairement voués à une répression sanglante et à un tour de vis réactionnaire. Mais la non-violence n’était pas qu’un calcul réaliste ; elle était aussi une philosophie. King était inspiré par Gandhi (1869-1948), par l’idée que l’expérience non violente est susceptible de transformer positivement l’adversaire, qu’elle n’est pas tant une victoire sur lui que sur l’injustice.

Les différends avec Malcolm X ont-ils éclipsé la radicalité de King ?

Il convient de ne pas durcir à l’extrême ­l’opposition entre Martin Luther King et ­Malcolm X. Il est vrai que tout semble opposer les deux hommes : l’un est un bourgeois du Sud, un intellectuel docteur en théologie formé dans d’excellentes universités, issu d’une ­famille d’Atlanta (Géorgie) installée et respectée. L’autre quitte l’école très tôt, a une jeunesse compliquée, passe six ans en prison, où il ­rejoint Nation of ­Islam, avec son nationalisme noir radical, et est considéré comme l’un des siens par la jeunesse amère des ghettos du Nord. L’un, dans une ­approche universaliste, réclame l’égalité des droits au nom des principes de la démocratie américaine, tandis que l’autre rejette cette dernière, exhorte ses compatriotes noirs à combattre par eux-mêmes en s’appuyant sur l’internationalisme des peuples opprimés. L’un rejetait la violence par principe, tandis que l’autre estimait qu’elle pouvait être nécessaire.

Mais les deux hommes s’appréciaient. Malcolm X était même venu à un meeting de King…

Oui, les différences étaient significatives, mais elles doivent être nuancées. Dans la dernière année de sa vie, Malcolm X quitta Nation of ­Islam et critiqua son nationalisme séparatiste. De son côté, King, également à la fin de sa vie, accentua sa critique du capitalisme et de l’impérialisme américain, et développa des perspectives pas si éloignées du Black Power, tout en restant inflexible sur le refus de la violence.

King n’était certainement pas un « oncle Tom », c’est-à-dire un béni-oui-oui prêt à tous les compromis, comme les militants noirs radicaux le caricaturaient souvent. Mais il n’était pas non plus un militant révolutionnaire, au sens où il s’appuyait sur les institutions politiques de son pays, dont il attendait simplement qu’elles fussent fidèles à la promesse universaliste de la révolution américaine. King pensait que l’Amérique pouvait se racheter.

L’élection d’Obama est-elle une victoire ­posthume de King ?

C’est comme cela qu’elle a souvent été vue. Aux yeux de beaucoup d’Américains, son élection paracheva le combat de King, en semblant guérir les Etats-Unis de leur vieille blessure ­raciale. Le soir de l’élection, Jesse Jackson, vétéran des droits civiques, pleura d’émotion dans Grant Park, à Chicago, et tout le monde comprit à qui il pensait.L’ombre de King était présente aux côtés d’Obama, et avec lui la cohorte ­innombrable de celles et ceux qui s’étaient ­battus contre l’injustice.

Mais, une fois venue l’heure du bilan de sa présidence, la filiation que chacun entrevoyait s’est brouillée. C’est que King alla beaucoup plus loin qu’Obama dans sa critique des institutions américaines, du capitalisme, dans sa ­vision d’une démocratie rénovée. Obama a fait au mieux dans un cadre politiquement ­contraint, face à une opposition venimeuse, mais sans reformuler en profondeur l’exercice du pouvoir exécutif, sans toucher à la question pourtant urgente de l’accroissement phénoménal des inégalités, qui mine les Etats-Unis depuis trente ans.

Il est vrai que King n’a jamais eu de mandat électif, que sa parole était bien plus libre que celle d’un président. Au fond, il n’y aura jamais de victoire pour King, car la démocratie n’est ­jamais achevée ; elle est, aux Etats-Unis comme partout ailleurs, un projet en devenir. La grandeur de King est d’avoir compris et exprimé d’une manière inspirée la dimension historique du mouvement pour les droits civiques.

Ne manque-t-il pas une voix telle que la sienne qui mêlait Blancs et Noirs pour la défense des salaires, d’un travail ­digne et contre la pauvreté ?

Il n’y a plus actuellement, dans la vie politique américaine, de voix éloquente qui articule les différentes facettes de la lutte contre les inégalités sans les opposer cyniquement les unes aux autres : inégalités de classe, de race, de genre. Cela n’est pas chose commode, bien entendu, mais l’exemple de King suggère qu’il y a des voies possibles. Dès le début des ­années 1960, celui-ci se montrait soucieux des questions de pauvreté, affectant de manière disproportionnée les Noirs, mais pas seulement eux.

Dans les années 1980, Jesse Jackson reprit le flambeau avec sa Rainbow Coalition, trop libérale [à gauche] pour remettre en cause les choix plus centristes des responsables démocrates. Quant à Obama, il faut bien reconnaître que c’est sa personnalité rayonnante qui attira les électeurs en 2008, plus que son programme centriste. Il n’a pas enrayé la progression des inégalités, et il a réagi avec beaucoup d’hésitation au problème lancinant des brutalités policières. La question d’une coalition progressiste est donc toujours posée : reste à savoir si, et comment, le Parti démocrate s’en emparera, ou s’il misera prudemment sur le rejet de Trump et un retour de balancier.

Depuis cette victoire de Trump, l’expression raciste semble avoir pris son envol. ­Comment expliquer ce retour de bâton ?

L’élection de Trump a donné des ailes aux ­suprématistes blancs, qui se sentent soutenus, à juste titre, par le nouveau président. Il y a certainement un parfum suave de revanche pour la droite extrême, après huit années de présidence Obama, mais ce qui est peut-être plus ­essentiel encore, est la dérive du Parti républicain – le parti fondé par Lincoln ! – vers les rivages de la droite identitaire la plus dure. Ce parti a été investi par des groupes radicaux qui étaient auparavant en marge de la vie politique.

Face à cette situation, le mouvement Black ­Lives Matter, même s’il a perdu ses interlo­cuteurs de la précédente administration, s’organise pour tenir dans le temps. Il fait le dos rond. En cela, il est très représentatif de la résilience historique du monde noir américain, habitué aux coups durs et à des adversaires féroces. Voilà peut-être le legs principal de Martin Luther King et de ses compagnons de lutte : avoir donné aux Africains-Américains le sentiment d’être porteurs d’une grande histoire, une histoire de malheurs, mais aussi de création, de ténacité et d’intelligence politique.