L’Académie suédoise, fondée en 1786, est chargée depuis 1901 de l’attribution du Prix Nobel de littérature. / VILHELM STOKSTAD / AFP

Depuis que l’affaire avait éclaté en novembre 2017, les dix-huit membres de l’Académie suédoise – institution fondée en 1786 et chargée depuis 1901 d’attribuer le prix Nobel de littérature – gardaient le silence. Pas un mot sur les accusations d’agressions sexuelles et de viols visant Jean-Claude Arnault, personnalité culturelle de premier plan en Suède et mari de l’écrivaine et académicienne Katarina Frostenson. Rien non plus sur les subventions que lui versait l’institution, ni sur l’habitude qu’il avait, selon des témoins, d’ébruiter les noms des lauréats du Nobel de littérature avant qu’ils soient officialisés, ou encore le rôle qu’il s’attribuait dans leur sélection.

Et puis, vendredi 6 avril au matin, coup de tonnerre. Deux écrivains, Klas Östergren et Kjell Espmark, annoncent qu’ils claquent la porte, suivis en milieu d’après-midi par l’ancien secrétaire perpétuel, l’historien Peter Englund, redevenu simple académicien en 2015. Une accélération des événements, qui témoigne de l’ampleur de la crise traversée par l’institution depuis novembre 2017.

« Talent et goût »

Dans un communiqué, Klas Östergren, 63 ans, élu en 2014, justifie son départ par les « sérieux problèmes » auxquels fait face l’Académie et les tentatives de « les résoudre en privilégiant des considérations obscures au lieu de suivre le règlement », ce qui constitue, dénonce-t-il, « une trahison à l’égard de son fondateur et de son plus haut protecteur » – le roi Carl XVI Gustaf –, ainsi que de sa devise, « Snille och smak » (« talent et goût », en suédois).

Kjell Espmark, 88 ans, un des doyens de l’institution (où il siège depuis 1981), accuse certains de ses collègues, de faire passer « l’amitié et d’autres considérations hors de propos » avant « l’intégrité » de l’Académie. Même son de cloche de la part de Peter Englund, dont le communiqué publié sur son blog donne quelques précisions sur le contexte de ces démissions en série.

C’est lors d’une réunion entre académiciens tenue jeudi soir à Stockholm que la crise a commencé. À l’ordre du jour : les conclusions de l’enquête menée par un cabinet d’avocat, chargé en novembre 2017 par la secrétaire perpétuelle, Sara Danius, de faire la lumière sur les liens entre les académiciens et Jean-Claude Arnault. Leur rapport devait être rendu public vendredi 13 avril.

Dix-huit femmes accusent

À l’issue de la réunion, les dix-huit académiciens – qui n’étaient déjà plus que seize après que deux de leurs membres ont décidé de ne plus participer aux réunions pour des raisons indépendantes au scandale – n’auraient pas réussi à se mettre d’accord sur la rédaction d’un communiqué de presse. L’académicien Anders Olsson a confirmé également qu’un vote avait eu lieu et qu’une majorité se serait opposée à l’expulsion de la poétesse Katarina Frostenson.

Le scandale avait éclaté le 21 novembre 2017, avec la publication d’une enquête dans le quotidien Dagens Nyheter. Dix-huit femmes y accusaient une « personnalité culturelle de premier plan » de harcèlement, d’agressions sexuelles et de viols. Son nom n’est qu’un secret de polichinelle et il est d’ailleurs bientôt rendu public, alors que plusieurs de ses victimes présumées portent plainte : il s’agit du Français Jean-Claude Arnault, 71 ans, directeur artistique du Forum, un lieu d’évènements culturels à Stockholm.

Quatorze femmes témoignent anonymement, quatre à visage découvert. Les faits auraient eu lieu entre 1996 et 2017 en Suède et à Paris, dans un appartement que possède l’Académie. Elles racontent les agressions, parfois devant témoins, et les intimidations : « Avec cette attitude, je vais faire en sorte que tu ne dures pas longtemps dans la branche ! » ou bien : « Tu ne sais pas à qui je suis marié ? »

Des subventions au « dix-neuvième membre »

Très vite, une question se pose : si tout cela est vrai, les académiciens pouvaient-ils ne rien savoir ? Le 23 novembre, la secrétaire perpétuelle de l’Académie, Sara Danius reconnaît que des « filles » et des « épouses » des académiciens et académiciennes ainsi que des membres du « personnel » ont été « exposées à une intimité non désirée ou un comportement inapproprié » de la part du Français.

Mais le scandale prend une nouvelle tournure quand Dagens Nyheter publie de nouveaux témoignages, début décembre, selon lesquels M. Arnault a touché des subventions versées par l’Académie, dont il se considérait comme le « dix-neuvième membre ». Non seulement il aurait ébruité le nom de lauréats avant qu’ils ne soient annoncés, mais il se vantait d’avoir eu un rôle dans le choix de certains, comme J. M. G. Le Clézio en 2008.

En décembre, l’Académie a modifié son règlement pour éviter les conflits d’intérêt. Mais le scandale atteint désormais des proportions inédites, comme en témoignent les réactions en Suède. Le quotidien Dagens Nyheter parle d’une « catastrophe », pour une « institution en ruines ». « C’est comme observer la tour de Babel qui s’effondre », renchérit Aftonbladet. « Les dix-huit sont en chute libre », constate Expressen.

En mars, le ministère public a annoncé que plusieurs des plaintes déposées contre M. Arnault avaient été classés, les faits dénoncés étant prescrits ou impossibles à confirmer. Mais l’enquête se poursuit concernant les faits les plus récents.