Jean-Dominique Senard, président de Michelin, le 4 décembre 2015 à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) . THOMAS SAMSON / AFP / THOMAS SAMSON / AFP

Entretien. Jean-Dominique Senard, président de Michelin, est le cosignataire, avec Nicole Notat, du rapport de la mission Entreprise et intérêt général, remis le 9 mars au gouvernement. Il propose d’intégrer de nouvelles préoccupations sociales et environnementales dans l’objet de l’entreprise, qui ne se limiterait donc plus au seul intérêt pour l’actionnaire.

Le déploiement du numérique a-t-il contribué à ce souhait de formulation d’une « raison d’être » pour l’entreprise ?

Je ne crois pas que ce soit l’événement fondamental. Mais le numérique a été un accélérateur. Il a provoqué une prise de conscience plus large, plus aiguë, de la nécessité d’élargir l’objet de l’entreprise à de nouveaux enjeux sociaux, environnementaux et sociétaux.

La génération Y, en quête de sens, plus mobile, plus intéressée par l’entreprenariat – rendu plus facile grâce au numérique – que par le salariat dans un grand groupe, n’a-t-elle pas aussi joué un rôle ?

Effectivement. Beaucoup de salariés ont une vraie soif de sens. Ce qui se vit à l’intérieur de l’entreprise, porté par la révolution numérique, provoque un besoin de réflexion sur le sens, le bien-être au travail. C’est pourquoi nous pensons qu’il faut que l’entreprise explicite sa raison d’être, sa motivation, ce qui la tire vers le haut. Car le digital amplifie sa réputation. Tout le monde est concerné. Cette évolution a aussi un impact considérable sur l’organisation du travail. Il faut sortir des principes de command and control vers plus de responsabilisation, dans un cadre stratégique bien défini, avec une organisation souple et légère. Sinon, la digitalisation apportera plus de chaos que de simplification.

Car, dans le monde industriel, le partage des données à l’intérieur des usines élève le niveau de conscience et de responsabilité des salariés. Grâce à la psychologie cognitive, les ouvriers nous disent comment ils veulent interagir avec les machines. Il faut étudier l’impact humain du digital dans les usines et les entreprises. Il ne faut pas rater cette dimension.

Mais il ne faut pas opposer start-up et grands groupes. Les grandes entreprises génèrent des start-up internes. Chez Michelin, à Clermont-Ferrand, nous avons un incubateur qui héberge également des start-up externes au groupe. Ce qui créé une véritable osmose.

L’entreprise d’aujourd’hui doit faire face à de nouveaux défis en matière de prévoyance, de formation, de défense de l’environnement.

Les technologies numériques soulèvent également des craintes. Peur d’atteintes à la vie privée, des manipulations des opinions. La transparence (des données collectées, des algorithmes utilisés) apparaît comme une réponse. Mais est-elle compatible avec le besoin de confidentialité des entreprises ?

Il est clair qu’il faut pouvoir accéder à de grandes masses de données et les partager. Chez Michelin, cette évolution a été significative avec le partage de la recherche à travers des plates-formes. Cette obligation d’ouverture donne lieu à des débats intenses, en raison des craintes de voir l’entreprise dépouillée de son savoir-faire, de ses capacités d’innovation. Il faut être extrêmement vigilant car on se doit de maîtriser complètement le processus. Ce qui est vrai pour les données personnelles l’est aussi pour les données de l’entreprise.

Michelin a longtemps eu la réputation d’être une entreprise paternaliste et secrète. Peut-on dire qu’il y a une filiation entre le paternalisme d’hier et l’humanisme, revendiqué par son dirigeant, d’aujourd’hui ?

Le paternalisme avant-guerre était reconnu pour le meilleur. L’entreprise avait pris à sa charge un nombre de sujets énorme : école, logement, santé. C’était une forme de compensation au développement du taylorisme, par une vision humaniste. Après la seconde guerre mondiale, l’Etat-providence a repris la main. Et, en même temps, le groupe s’est développé à l’étranger. Puis, à partir des années 1990, l’Etat-providence a connu des défaillances.

Donc, l’entreprise d’aujourd’hui doit faire face à de nouveaux défis en matière de prévoyance, de formation, de défense de l’environnement. On retrouve alors un nouvel humanisme qui intègre les préoccupations sociales et environnementales dans la vie de l’entreprise, un humanisme refondé et rénové.

Ce supplément a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec le think tank Culture numérique.