Devant le palais de justice de Dakar, en décembre 2017. / SEYLLOU / AFP

C’est une longue frise d’hommes en qamis, la barbe teinte au henné, qui s’étend sur toute la largeur de l’immense salle 4 du tribunal de grande instance hors classe de Dakar. Vingt-neuf accusés, poursuivis entre autres pour « terrorisme par menace ou complot », « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » ou « apologie et financement du terrorisme », faisaient face, lundi 9 avril, au juge Samba Kane et à ses assesseurs. Un procès tentaculaire comme le Sénégal n’en a jamais connu.

Au milieu, l’imam Alioune Ndao les toise tous de sa carrure de boxeur, imperturbable. L’air de celui qui ne s’inquiète pas de l’issue du combat. Le tribunal, il connaît. La prison aussi. Il y a passé une année entre 2015 et 2016 pour des prêches radicaux tenus dans sa mosquée de Kaolack. Aujourd’hui, après trois renvois successifs de ce nouveau procès, il comparaît en observant le même rituel. Du box des accusés, il se tourne vers le public, lance un tonnant « Salam Aleikum » auquel la salle, pleine d’un millier de ses soutiens, répond d’une seule voix : « Aleikum Salam. »

Soutien de Boko Haram

L’imam Ndao est soupçonné d’être au cœur d’une cellule terroriste sénégalaise dont l’objectif était la fondation d’un califat ouest-africain basé en Casamance (dans le sud du pays), et déployant ses ramifications en Gambie, Guinée et Guinée-Bissau, avec le soutien de Boko Haram et de l’organisation Etat islamique (EI).

Le fil de l’enquête a commencé à être tiré le 7 juillet 2015 lorsque est apparue sur Facebook une publication d’un certain Abou Hamza Ndiaye « mettant en évidence des photos de citoyens sénégalais morts en Libye auprès des troupes de l’EI », explique l’ordonnance de renvoi que Le Monde Afrique s’est procurée. Sur son profil, les enquêteurs ont aussi trouvé des publications injurieuses envers le chef de l’Etat. Macky Sall y était désigné comme « mécréant » ou « sataniste », permettant l’ouverture d’une enquête.

Appuyée par la division des investigations criminelles (DIC), la section de recherches de la gendarmerie (SR) a alors découvert que le numéro de passeport attribué au pseudonyme Abou Hamza Ndiaye était le même que celui d’un citoyen bien connu des services de police, Matar Diokhané, surveillé pour avoir séjourné dans les bastions de Boko Haram au Nigeria.

Ce même Matar Diokhané, qui comparaît aujourd’hui devant le tribunal, avait d’abord éveillé l’attention des renseignements sénégalais en 2012, lorsque, avec un groupe de jeunes radicaux proches de l’imam Ndao, il avait attaqué une mosquée à Diourbel, à un peu plus de 100 km à l’est de Dakar. Deux ans plus tard, il avait été aperçu en compagnie d’Omar Diaby et de Moustapha Faye, le chauffeur de Ndao, deux djihadistes sénégalais morts en Syrie. Grâce à une surveillance électronique, à des filatures et à des interrogatoires, l’enquête a révélé un faisceau d’indices impliquant des mouvements financiers suspects, la consultation régulière de sites djihadistes et des conversations incriminantes via l’application de messagerie sécurisée Telegram.

« Centres d’endoctrinement »

Dans le cadre d’une vaste opération antiterroriste menée au mois d’octobre 2015, de nombreux imams ont été arrêtés pour apologie du terrorisme, dont Alioune Ndao et six de ses proches comparaissant devant le juge lundi. Parmi les détenus, Coumba Niang et Amie Sall, les deux épouses de Diokhané, alors en détention au Niger. Dans le logement de ce dernier, les gendarmes ont saisi des téléphones portables et plusieurs milliers d’euros. Au domicile d’Alioune Ndao, de l’argent, des ordinateurs, des publications relatives à l’EI et à Boko Haram, un pistolet de calibre 22 et huit cartouches de calibre 12 ont été placés sous scellés.

Si l’imam Ndao est vu par les enquêteurs comme le « guide spirituel » de cette cellule djihadiste présumée, fournissant dans ses daara (écoles coraniques) et ses exploitations agricoles des « centres d’endoctrinement et des gîtes pour jeunes combattants terroristes en partance ou de retour des fronts de Libye, de Syrie, du Nigeria et du Niger », Matar Diokhané, son disciple, en serait « le cerveau ». Son nom apparaît à de très nombreuses reprises dans l’ordonnance de renvoi, formant le nœud central de cette toile djihadiste. On le retrouve dans les rôles de recruteur, de formateur et d’intercesseur. Il aurait mis en relation de jeunes disciples de Ndao avec des groupes extrémistes étrangers.

L’exemple le plus éclairant est probablement celui de Saliou Ndiaye, 34 ans, que Diokhané a mis en contact avec un dénommé Djibril Thiombane, membre d’Al-Nosra en Libye. Celui-ci l’aurait alors recommandé auprès de la branche syrienne du groupe, qu’il n’aurait toutefois pas pu rejoindre, son visa ayant été refusé. Selon l’enquête, Saliou Ndiaye s’est alors rabattu sur les talibans afghans, qu’il a tenté de joindre par l’intermédiaire d’un recruteur nommé Abdallah Babu, lequel fournit aussi des combattants à Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) au Mali. Un parcours édifiant qui révèle en filigrane les liens interstitiels entretenus par les groupes djihadistes internationaux.

Matar Diokhané a surtout révélé ses compétences en organisant au début de l’année 2015 le départ de vingt Sénégalais à destination des camps d’entraînement de Boko Haram au Nigeria. Ils sont notamment passés par Abadam, Gwoza et par la forêt de Sambisa, dans le nord-est du pays, où ils ont reçu des formations au tir, à la confection d’explosifs et, pour certains, au pilotage de blindés. Lors d’interrogatoires, plusieurs accusés ont admis avoir participé à des combats contre les forces nigérianes. Mais le déferlement de violence auquel ils assistent en décourage plus d’un. D’autres hésitent à partir en Syrie. « La dynamique unitaire du groupe a failli tomber comme un château de cartes eu égard aux divergences de points de vue des membres sur l’opportunité d’aller combattre pour l’EI et Al-Qaida », révèle l’ordonnance.

Six mois après son arrivée, le groupe se scinde en juillet 2015, selon les enquêteurs. Déçus que Boko Haram « s’attaque à des innocents », certains de ses membres désirent repartir chez eux. Diokhané entame alors une médiation avec Abubakar Shekau, chef du mouvement djihadiste nigérian. Ce dernier leur donne sa bénédiction et 2,5 millions de nairas (alors environ 12 000 euros) pour rentrer et engager le projet d’Etat islamique en Afrique occidentale. Sur les vingt Sénégalais, onze prennent le chemin du retour. Les autres décident de rester. Aujourd’hui, six d’entre eux sont morts dans des combats au Nigeria et en Libye, deux sont en prison.

« Destruction des banques »

L’idée d’un califat en Afrique de l’Ouest germe petit à petit dans le groupe. Selon Matar Diokhané, c’est l’EI qui aurait soufflé cette idée dans un message transmis par un certain Abu Sonhib via la messagerie Telegram. La fondation de ce califat aurait été appuyée par l’« attaque de casernes militaires et la destruction des bâtiments administratifs et des banques », censées amener à un coup d’Etat. Des vagues d’« attentats-suicides » et d’« attaques menées par une équipe réduite comme en Côte d’Ivoire », et dont les « cibles prioritaires seraient aussi les Français », étaient également imaginées.

Le projet semble bien ambitieux, alors que les membres du groupe sont en désaccord sur la nécessité d’user de la violence pour imposer la charia en Afrique de l’Ouest. A ce jour, le Sénégal, qui compte plus de 90 % de musulmans, reste l’un des seuls pays de la sous-région à ne pas avoir subi d’attentat djihadiste. Les puissantes confréries soufies du pays ne laissent que peu d’emprise à un islam radical.

Parmi les vingt-neuf accusés qui risquent la perpétuité, nul ne sait si le juge Kane fera preuve de clémence ou de sévérité, dans l’espoir de préserver le Sénégal de toute tentation terroriste.