Jeffrey Goldberg, rédacteur en chef du magazine «The Atlantic », le 13 mars à New York. / Ben Gabbe / AFP

La question taraude une bonne partie de la presse américaine depuis l’élection surprise de Donald Trump. Ne serait-elle pas tombée dans le piège d’un entre-soi intellectuel qui l’aurait empêchée de voir les Etats-Unis tels qu’ils sont ? Jeffrey Goldberg, le rédacteur en chef du magazine The Atlantic, souvent privilégié par l’ancien président démocrate Barack Obama pendant son passage à la Maison Blanche, a tenté d’y répondre par un traitement de choc. Il a choisi, en mars, d’ouvrir les colonnes de cette publication réputée à une plume au vitriol, celle de Kevin Williamson, un polémiste redoutable, ancien chroniqueur de la National Review qui a longtemps été le creuset du conservatisme américain.

Comme l’arrivée de Bret Stephens, alors au Wall Street Journal, au New York Times, un an plus tôt, celle du transfuge n’est pas passée inaperçue, loin s’en faut. L’intrépide disposait pourtant d’un visa en bonne et due forme, puisqu’il s’était rangé pendant la présidentielle dans le camp des never trumpers rassemblant les intellectuels et membres d’anciennes administrations républicaines révulsés par le style et les thèmes défendus par l’ancienne star de la téléréalité. Un laissez-passer néanmoins insuffisant pour les lecteurs du magazine, qui abrite déjà depuis longtemps une ancienne « plume » de George W. Bush, David Frum.

« Les mauvaises idées ne méritent pas d’être débattues »

Les adversaires de cette ouverture éditoriale n’ont pas eu à chercher beaucoup pour instruire un procès en illégitimité. Hostile à l’avortement (comme au droit à choisir son identité de genre), Kevin Williamson avait ainsi défendu en 2014 une position particulièrement radicale, selon laquelle toute interruption volontaire de grossesse constitue, pour la femme qui y a recours, un homicide prémédité, passible selon lui du même châtiment qu’un assassinat. Provocateur, le conservateur avait même fait part de sa faiblesse pour la pendaison, jugeant l’injection létale un peu aseptisée. Jeudi 5 avril, Jeffrey Goldberg a mis fin à la collaboration avec Kevin Williamson.

Le limogeage a suscité autant de tumulte que le débauchage

Le limogeage a suscité autant de tumulte que le débauchage. Dans les colonnes du Washington Post, Ruth Marcus, qui défend des positions opposées à celles de Kevin Williamson sur l’avortement, a pris la défense de sa cohérence intellectuelle. Une partie de l’aile gauche américaine, en revanche, s’en est bruyamment réjouie. « Les mauvaises idées ne méritent pas d’être débattues », a tranché un contributeur du Huffington Post, Noah Berlatsky. Une partie de la droite y a vu la preuve de l’intolérance du camp d’en face, sans s’interroger outre mesure sur sa propre capacité à entendre d’autres arguments que ses propres slogans.

Les never trumpers républicains ont fait assaut d’amertume. Erick Erickson, du site The Resurgent, a considéré que l’épisode rappelle qu’« une bonne partie du conservatisme américain se trouve ghettoïsé non pas par choix, mais à la suite de demandes actives de la gauche pour que la droite soit réduite au silence ». Kevin Williamson « a été embauché pour la même raison qu’il a été congédié : il a des opinions bien senties et il les exprime très bien », s’est lamenté Jonah Goldberg, de la National Review. Les tranchées de la guerre culturelle américaine ont probablement un bel avenir devant elles.