L’avis du « Monde » – à voir

Dans ce documentaire, qui est aussi son premier long-métrage, Nicolas Peduzzi nous plonge dans le monde de Taelor F., jeune millionnaire texane qui le traverse comme un ange de l’Apocalypse. Des rondeurs camouflées dans de petites robes évasées, de jolies jambes fines invariablement juchées sur des plates-formes, des boucles d’or lui dégoulinant jusqu’au creux des reins, le sac Vuitton greffé au bras et la cigarette au bec, Taelor se pose là. Cette créature dont le regard semble s’ancrer dans la nuit des temps, qui tend au monde le miroir de son vide, de sa violence absurde, évolue au milieu d’une meute de rednecks racistes, sexistes, imbibés d’alcool, de drogue, fascinés par les armes à feu.

Lire l’entretien avec Nicolas Peduzzi : « S’attacher à des personnages qui ont des défauts »

Nicolas Peduzzi les a suivis dans leurs virées, dont il restitue l’atmosphère chaotique par flashs. De la cocaïne partout sur la table en plein après-midi, des fusils qui traînent dans tous les coins, des bouteilles d’alcool qu’on ­siphonne au goulot. Tiens, si on allait « buter des Noirs » et « lever quelques putes », lance un des types à la cantonade. « Mais non, je blague, bébé », souffle-t-il à l’oreille de Taelor. Taelor s’en fout. Taelor est anesthésiée. Taelor est une survivante, rescapée du simulacre de télé-poubelle américaine dans lequel elle a grandi, dont elle est le pur produit.

Une certaine idée de l’enfer

Son père a fait fortune dans l’immobilier. Il est mort quand elle avait 14 ans, peu de temps après avoir divorcé de sa mère. Celle-ci aurait alors consacré son énergie à disputer à la gamine l’héritage dont elle s’est retrouvée l’unique légataire – 500 millions de dollars, tout de même –, la ­faisant interner dans un hôpital psychiatrique où on l’aurait droguée, pendant des mois, à haute dose. Le film ne cherche pas à restituer les faits dans leur exactitude. Comment le pourrait-il dans ce monde où l’idée de vérité s’est dissoute dans les vapeurs d’alcool et la morale vérolée de la télé-réalité ? A partir des bribes de récit que la jeune femme livre de son histoire, des images de son quotidien montées comme dans un reportage de MTV, il traque en revanche la vérité de son héroïne.

On retrouve la petite bande la nuit, sur un parking. Celui qui parlait de « buter des Noirs » prête son téléphone à un homme noir en détresse. C’est lui encore qu’on voit chanter à tue-tête, au clair de lune, sur le porche d’une maison de campagne, ce vieil air de country : « Les gens me demandent pourquoi je me défonce : parce que c’est une tradition familiale ! » Puis il se lance dans une longue déclaration d’amour à Taelor, célébrant cet insondable malheur qu’ils ont en partage, la force de caractère de la jeune femme, son génie singulier… Faisant mine de lui répondre, celle-ci se lance à son tour dans un monologue, tandis qu’il poursuit le sien. Aucun des deux n’écoute l’autre. Ils ne parlent que pour eux-mêmes. Une certaine idée de l’enfer émane de cette scène. Ce n’est pas la seule.

Taelor est vivante. Brisée mais bouleversante, comme sa voix qui résonne dans la salle vide d’un karaoké poisseux

Comme toutes les autres, cette nuit qui les aura aussi vus partir dans la brousse à la chasse au lièvre, à bord d’un pick-up transformé en tank de safari, fait place au jour. Taelor se réveille, découvre les bêtes tuées, disposées en rang d’oignon devant la maison. Délicatement, comme si elle ­accomplissait une forme de rituel, elle ferme les yeux de chacune. Taelor est vivante. Brisée mais bouleversante, comme sa voix qui résonne dans la salle vide d’un karaoké poisseux, chantant à pleins poumons A Change is Gonna Come, de Sam Cooke. Comme cette Marilyn des shopping malls qu’elle devient le temps d’un hit de Julio Iglesias craché par son autoradio, en se ­livrant sur le parking désert d’un hypermarché à un numéro de danse sidérant. Ressortie avec la carapace d’une héroïne de Mad Max du tas de cendres qui restait de sa vie, Taelor porte en bandoulière un désespoir teinté d’une fierté punk et chérit tout à la fois la mémoire d’un temps si proche et pourtant si lointain où elle éprouvait encore des sentiments.

Dans ce film qui, sans elle, n’aurait guère plus de profondeur qu’un reportage à la « Strip-tease », elle fait souffler un vent cassavetien. La mélancolie ravageuse qui sourd sous son masque d’indifférence la rend à la fois attachante et sublime. L’Amérique fracassée de Trump a trouvé sa Gena Rowlands.

SOUTHERN BELLE Film annonce 11 AVRIL AU CINEMA
Durée : 02:00

Documentaire français de Nicolas Peduzzi (1 h 30). Sur le Web : www.septiemefactory.com/southern-belle