Au Salon du Bourget, en juin 2017. / ERIC PIERMONT / AFP

La filière aéronautique s’étoffe, comme en témoignent les 190 000 emplois recensés à fin 2017 – 12 000 recrutements l’an dernier, autant de prévus en 2018 –, selon les chiffres publiés, jeudi 12 avril, par le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas). Mais pas seulement.

Depuis trois ans, les industriels de l’armement ont ouvert les vannes des recrutements. Et la compétition est rude, dans un univers marqué par une pénurie croissante d’ingénieurs, de techniciens ou de compagnons. « La guerre des talents s’exacerbe cette année », reconnaît Corinne Michiels, responsable du recrutement chez le missilier MBDA en France.

En 2018, le groupe d’électronique Thales (65 000 salariés) vise plus de 5 000 recrutements, dont 2 000 en France. Le constructeur de bateaux Naval Group (13 400 employés) table sur 1 000 embauches. « En France, nous prévoyons 460 à 480 recrutements, sur un effectif de 4 700 à fin 2017. C’est considérable pour nous », témoigne Philippe Barillot, DRH France de MBDA. Quant au spécialiste de l’armement terrestre Nexter (3 450 collaborateurs), désireux, en début d’année, d’intégrer 400 CDI, il vise déjà plus haut. « Notre cible est désormais de 580 CDI cette année, contre 340 recrutements en 2017 et 182 en 2016. Nous renouvelons un tiers de nos effectifs », explique Jean-Christophe Benetti, DRH de Nexter.

Plusieurs phénomènes expliquent cet appel d’air. Faute d’avoir embauché durant une décennie de crise, l’industrie de la défense doit remplacer des effectifs vieillissants. En parallèle, les Dassault, MBDA ou Naval Group doivent répondre à l’augmentation de leurs carnets de commandes, que ce soit pour le marché intérieur ou l’export. Comme toute l’industrie, enfin, ces groupes cherchent à attirer de nouvelles compétences.

L’éthique, une priorité

Analystes de données, experts en robotique, cybersécurité… ou femmes ingénieures en général, certains CV s’arrachent. « Un jeune ingénieur sortant d’école avec une expertise en cybersécurité demande facilement 40 000 à 45 000 euros par an », relate M. Benetti. Mais le salaire ne fait pas tout. La passion de la technologie, non plus. Hervé Guillou, le patron de Naval Group, a beau répéter que sa société est « un rêve d’ingénieurs », la défense reste une industrie pas comme les autres.

« [Au-delà du fait qu’il est déconseillé aux employés du secteur de raconter leur vie sur Facebook], nous n’avons pas le droit de publier nos recherches pour des raisons de confidentialité. Certains de mes camarades ne le supportent pas », relate un jeune hacker éthique employé chez Thales.

Ensuite, tout le monde n’a pas envie de travailler pour des « marchands de canons ». « Nous pensons que Google ne devrait pas être dans le business de la guerre », plaide une pétition signée, début avril, par plus de 3 000 des 70 000 employés du géant californien, pour dénoncer des accords passés avec le Pentagone. Les études l’assurent : les fameux « millennials », nés entre 1980 et 2000, veulent « donner du sens » à leur travail et placent l’éthique comme une priorité pour leur carrière. Est-ce compatible avec un CDI chez un fabricant d’engins létaux ?

« Les difficultés de recrutement ponctuelles que nous pouvons rencontrer ici ou là n’ont rien à voir avec la nature de nos missions, rétorque David Tournadre, directeur général ressources humaines de Thales, nous recevons 400 000 CV par an. Beaucoup de salariés trouvent qu’il y a plus de sens et d’intérêt à sécuriser le trafic aérien, révolutionner la gestion des drones ou contribuer à défendre une nation, qu’à optimiser des données pour pousser de la publicité. »

« La défense n’est plus un sujet tabou pour les jeunes »

Alors que le groupe réalise environ la moitié de son chiffre d’affaires en dehors de la défense, « certains salariés [leur] ont fait savoir qu’ils souhaitaient évoluer uniquement dans les activités civiles. Mais cela reste rare. La sélection s’opère avant : le Rafale figure en évidence sur toutes [leurs] plaquettes de recrutement. »

Pour MBDA, dont l’activité est tournée à 100 % vers la défense, la question ne se pose plus. « Pendant longtemps, nous avons mis en avant le fait que nous évoluions dans une industrie de pointe. Mais, à partir de 2015, nous avons décidé de construire une marque employeur centrée sur l’idée que nous sommes le bras industriel de la défense nationale, explique M. Barillot. Antoine Bouvier, notre PDG, voulait que nous soyons clairs sur les valeurs que cela implique. Certains ne souhaitent pas nous rejoindre, et c’est un choix légitime. Et, pour ceux qui viennent chez nous, c’est une forme d’engagement. Nos armes sont utilisées sur des théâtres d’opérations et nos armées comptent sur nous. »

Son message passe plutôt bien. « Les attentats de 2015 ont modifié le rapport aux armées et à l’armement », souligne un responsable d’école d’ingénieurs. « La défense n’est plus un sujet tabou pour les jeunes. Au contraire, ils s’y intéressent beaucoup », abonde Eric Barrault, qui vient de quitter son poste de délégué pour l’éducation à la défense auprès du ministère de l’éducation nationale.

« Depuis 2015, il y a un net regain d’intérêt pour les questions de défense de la part des étudiants de l’“X” », assure un jeune polytechnicien. Pour preuve, le succès de la réserve nationale formée de volontaires, qui s’engagent à donner au moins trente-sept jours par an « au service de la protection des Français ». En 2017, 37 % des 71 492 réservistes de la garde nationale avaient moins de 30 ans. Un vivier potentiel pour les industriels, mais aussi pour la direction générale de l’armement, avec une réserve précieuse… dans la cybersécurité.

Des recrutements « make in India »

Conséquence de la commande de 36 Rafale passée par l’Inde en 2016, « nous comptons doubler au minimum nos effectifs en Inde d’ici deux à trois ans en bénéficiant de la qualité des ingénieurs indiens », relate Pascale Sourisse, directrice générale chargé de l’international chez Thales. Le groupe, dont les systèmes représentent 25 % de la valeur de l’avion de chasse, fait déjà travailler, directement ou à travers ses sous-traitants, 1 500 salariés dans un pays où les diplômés sont souvent moins chers qu’en France. « Nous serons encore plus compétitifs pour exporter à partir d’Inde. Mais il ne s’agit pas de délocalisation, nous captons de nouveaux marchés. En outre, les contrats que nous gagnerons auront des retombées positives sur l’emploi en France », insiste la dirigeante.