L’avis du « Monde » – à voir

Le roman français par ­excellence n’est-il pas, en quelque sorte, celui de la « montée » à Paris, cette ville monstre que l’on dompte ou qui nous dévore ? C’est le chemin que prirent, en leur temps, le ­Lucien de Rubempré de Balzac ou le Frédéric Moreau de Flaubert, et la tradition littéraire dans ­laquelle s’inscrit, pour son nouveau film, le cinéaste Jean-Paul Civeyrac. Comme si, ­par-delà les époques, persistaient de grands invariants, de grandes structures d’expériences que nous sommes tous amenés à traverser. Mes provinciales, neuvième long-métrage d’une filmographie marquée au sceau du sensible, affiche tout du moins l’ambition romanesque de plonger ses personnages étudiants dans le temps long et exfoliant de la formation, et d’observer ce qui, peu à peu, en chacun d’eux, se transforme ou se maintient.

« Provinciales » donc, car c’est de sa province, plus précisément de Lyon, qu’Etienne (Andranic Manet) se lance pour entreprendre des études de cinéma à l’université Paris-VIII Saint-Denis, laissant derrière lui sur le quai de la gare ses parents et sa petite amie. Colocation, soirées, cours, nouvelles amours, nouveaux ­trajets, discussions à bâtons rompus, petits boulots… et le ­tégument adolescent d’Etienne se défait à mesure que la grande ville lui entre dans la peau.

L’amitié, surtout, avec Jean-Noël (Gonzague Van Bervesselès) et Mathias (Corentin Fila), deux camarades de classe, fait table rase dans sa vie : cinéphiles purs et durs, ils se flairent et se ­reconnaissent, forment une « bande à part », crâne et immodeste, imbibée de films, d’idées, de poésie et de musique. « Provinciales » enfin, parce que l‘ouvrage épistolaire de Pascal, déniché chez un bouquiniste, ­devient le nouveau viatique d’Etienne, prônant une intransigeance janséniste dans un monde où grouillent les « petits arrangements ». Jusqu’à sa rencontre avec Annabelle (Sophie Verbeeck), activiste humanitaire révoltée, qui lui en remontre en termes d’accord concret entre la parole et les principes.

Interférence des temps

A quel temps appartiennent ces jeunes gens romantiques et ces filles de feu, inconditionnels de Bach, de Novalis et de Gérard de Nerval ? A la jeunesse éternelle, au Paris des années 1970 et du Diable probablement (1977) de Robert Bresson, ou à l’époque contemporaine ? Ce qu’attestent la présence des smartphones ou certaines références à l’actualité (la campagne d’Emmanuel ­Macron) est sans cesse antidaté par l’usage d’un noir et blanc atemporel, qui semble ressusciter les figures d’un passé encore proche, spectres du bouillonnement culturel et politique de l’après-Mai 68. Mes provinciales tire toute son originalité, et peut-être aussi son caractère « hors-sol », de cette drôle d’interférence des temps, annonçant que les époques révolues se rejouent continûment dans l’apprentissage des jeunes générations.

Ainsi le film se montre à la fois étonnamment attentif à la ­spécificité d’une certaine jeunesse (les évocations des Femen ou des ZAD) et rêvant à travers elle à autre chose : une pérennité, un vœu de beauté reconduit de génération en génération. Sa grande question est celle, bien connue, vertigineuse, de la ­croisée des chemins : à aspirations égales, pourquoi finit-on par devenir ce que l’on ne se doutait pas être ? A ce titre, Civeyrac fait de son protagoniste, Etienne, un caractère certes sensible, mais peu brillant, un bel endormi, souvent saisi en posture allongée, gagné par la lassitude ou le sommeil.

Sa grande question : à aspirations égales, pourquoi finit-on par devenir ce que l’on ne se doutait pas être ?

C’est sans doute là la plus belle part du film : Etienne se révélant un jeune homme happé par les « soleils » dans les orbites desquels il gravite. Comme ­l’impétuosité et le charisme de Mathias, modèle d’exigence artistique, mais aussi mirage insaisissable, qui apparaît et disparaît de manière imprévisible, puis explose en plein vol. Ou la témérité sans partage d’Annabelle, qui trouve, elle, la force d’agir, face aux trois étudiants absolutistes qui s’abreuvent de paroles.

La parole, jusque dans son ­dogmatisme, est peut-être le véritable sujet du film : comment elle constitue un monde en soi, une alcôve protectrice, un refuge qui retarde l’inévitable (l’âge adulte, les compromissions). C’est par son exercice seul que l’on devient, selon le rêve des ­personnages – et d’après les Lettres luthériennes, de Pasolini – « continuellement irreconnaissable, éternellement contraire ».

MES PROVINCIALES - BANDE-ANNONCE OFFICIELLE
Durée : 01:18

Film français de Jean-Paul Civeyrac. Avec Andranic Manet, Gonzague Van Bervesselès, Corentin Fila, Diane Rouxel, Jenna Thiam, Sophie Verbeeck (2 h 17). Sur le Web : www.arpselection.com/category/tous-nos-films/drame/mes-provinciales-428.html et www.filmsdulosange.fr/fr/film/244/mes-provinciales