Editorial du « Monde ». Daphne Caruana Galizia a été assassinée le 16 octobre2017. Une bombe a explosé sous le siège de sa voiture, un voisin l’a entendue crier, elle est morte brûlée vive. La journaliste d’investigation maltaise traquait depuis des années la corruption dans son île de Malte, et elle n’avait pas hésité à mettre en cause les plus hautes autorités de son pays.

Daphne se battait, avec hargne, sur un blog très suivi, dans lequel elle ne respectait pas toujours méticuleusement les règles du journalisme. Elle était attaquée de toute part en diffamation mais elle avait ouvert des pistes sérieuses d’enquête et notamment mis au jour l’implication de proches du premier ministre dans les « Panama Papers » ou le compte à Jersey du chef de l’opposition. La journaliste était courageuse, controversée, et profondément pessimiste. Elle n’osait plus sortir de chez elle et avait écrit, avant de mourir, cette ultime phrase : « Il y a désormais des escrocs partout. La situation est désespérée. »

Dix-huit médias internationaux ont regroupé leurs forces pour empêcher que sa mort n’éteigne ses enquêtes. En France, Le Monde, Radio France et Premières Lignes (pour « Envoyé spécial ») ; au Royaume-Uni, le Guardian et l’agence Reuters ; en Allemagne, la Süddeutsche Zeitung ; aux Etats-Unis, le New York Times, et, bien sûr, le Times of Malta se sont regroupés dans une association baptisée Forbidden Stories (« histoires oubliées »).

Etat des lieux complet de l’enquête

Pendant cinq mois, quarante-cinq journalistes ont travaillé ensemble, dans le secret, et ont enquêté sur place. D’abord sur la mort de Daphne : trois hommes ont été assez vite interpellés par la police maltaise, appuyée par le FBI. Mais ces hommes de main n’ont toujours pas dit un mot sur les éventuels commanditaires d’un assassinat techniquement assez sophistiqué. La journaliste avait beaucoup d’ennemis, et l’enquête sur ce point n’avance guère. Le Monde propose aujourd’hui un état des lieux complet de l’enquête judiciaire – et continuera, avec ses partenaires, à chercher le secret de cet assassinat.

Défendre la mémoire de Daphne Caruana Galizia imposait encore de poursuivre et d’étayer les propres enquêtes de la journaliste. Les « Panama Papers » et les « Paradise Papers » ont déjà levé un coin du voile sur les paradis fiscaux et notamment les pratiques d’optimisation fiscale, à Malte, sur la vente des yachts. Forbidden Stories va permettre de poursuivre nos révélations sur certaines des pratiques discutables de l’île – quatre pages du Monde présenteront demain les premiers résultats de notre enquête.

Malte est depuis 2004 membre de l’Union européenne et, à ce titre, engage l’ensemble de l’Europe – des passeports maltais ont d’ailleurs été retrouvés par nos enquêteurs chez de puissants personnages, et jusqu’en France.

Soixante-cinq journalistes ont été tués dans le monde en 2017

Le Monde s’attachera à poursuivre avec rigueur et en toute indépendance l’enquête sur ces dossiers – pendant le temps qu’il faudra. Car la transparence des systèmes politiques et financiers, fût-elle stimulée par les révélations de la presse, est une condition essentielle de la démocratie. Au travers de Forbidden Stories, comme auparavant les « Panama Papers » ou les « Paradise Papers », la coopération entre journalistes du monde entier fait une nouvelle fois la démonstration de sa force et de son efficacité. Elle permet en effet de poursuivre et de mener à bien des enquêtes qui exposent souvent dangereusement des journalistes quand ils sont par trop isolés.

Il est en effet inacceptable qu’une journaliste soit attaquée en dehors des tribunaux, en dehors des règles de droit connues de tous et respectées. Soixante-cinq journalistes ont été tués dans le monde en 2017, a recensé Reporters sans frontières. Vingt-six sur le terrain, dans des zones de guerre. Trente-neuf ont été sciemment assassinés. Dont Daphne Caruana Galizia.