Jusqu’à cette 57e minute de jeu, tout allait bien pour Gimnasia y Esgrima La Plata. Nous sommes le 22 septembre 2013 et pour la première fois depuis trois ans – la faute à un passage par la deuxième division –, le club affronte Estudiantes, dans la 150e édition du clasico de La Plata. Le Lobo (« le loup », surnom du Gimnasia) mène 1-0 quand l’arbitre siffle faute pour son adversaire. Une main imaginaire synonyme d’expulsion et d’égalisation du Pincha. C’en est trop pour Alberto Raimundi, supporter du Gimnasia et commentateur pour une radio partisane :

« Voleur, voleur, voleur, voleur ! Et eux, ils vont fêter ce but, parce qu’ils aiment ça : fêter le mensonge, fêter la tromperie. Ils ont toujours été comme ça. Ils sont tout ce qu’on ne veut pas être, d’aujourd’hui au dernier jour de notre vie. »

Une tirade agrémentée d’insultes que les Argentins aiment écouter et réécouter, et que l’auteur ne regrette pas une seconde. « Eux et nous, ce sont deux cultures opposées. Gimnasia s’est toujours battu avec courage, loyauté et noblesse. Estudiantes, qui n’est qu’un avortement de Gimnasia [le Pincha est fondé en 1905 par un groupe issu du Lobo], est une école de la triche. Ils se prostituent, ils trompent, ils simulent, ils spéculent. Le pire, c’est que ça donne des résultats. »

Dans sa salle des trophées, le Pincha compte en effet cinq titres de champion d’Argentine, une Coupe intercontinentale et quatre Copa Libertadores (l’équivalent sud-américain de la Ligue des champions). Seuls les mythiques Independiente, Boca Juniors et Peñarol font mieux sur le continent. De quoi rendre fous les fans du Lobo, qui malgré leur statut de « doyen de l’Amérique » (le plus vieux club toujours en activité, fondé en 1887), n’ont que deux petites lignes à leur palmarès : un titre de champion pendant l’ère amateur (1929) et la Copa Centenario (1994). Un tournoi inventé par le fédération argentine pour célébrer son centenaire, dont personne, hormis Gimnasia, ne reconnaît la valeur.

Une ville, deux ambiances

A l’instar de Rosario (partagée entre Rosario Central et Newell’s Old Boys), La Plata, située à une heure de route de Buenos Aires, est divisée en deux. Ici, on est bleu marine et blanc ou rouge et blanc. A l’origine destiné aux classes aisées de Buenos Aires, Gimnasia y Esgrima s’est popularisé dès le début du XXe siècle avec le développement de l’industrie de la viande à La Plata (qui a donné aux joueurs le surnom de triperos, les bouchers). Malgré les succès sportifs d’Estudiantes, le Lobo s’est maintenu comme le club le plus populaire de la ville – mais aussi le préféré de l’ancienne présidente argentine Cristina Kirchner. Une fidélité, y compris dans la défaite, caractéristique des fans argentins. « Ils ont plus de titres et de pages dans les journaux, mais du point de vue des supporters, Gimnasia n’a rien à envier à son rival », assure Delio Onnis.

Avant de devenir le meilleur buteur de l’histoire du championnat de France (299 buts entre 1971 et 1986), Delio Onnis enchaînait les pions avec le Gimnasia. C’était la fin des années 1960 et Estudiantes marchait sur l’Amérique du Sud, guidé par son milieu défensif Carlos Bilardo, futur sélectionneur de l’Argentine championne du monde en 1986. Un joueur capable de se mettre des aiguilles dans les chaussettes pour piquer les adversaires sur le terrain. « Une ordure, tant sur le plan humain que sportif », juge Onnis.

« C’est être un perdant que d’avoir été la première équipe à battre le Barça et le Real en Espagne ? »

Dans l’imaginaire collectif argentin, La Plata abrite deux spécimens opposés : l’un gagne un peu n’importe comment, l’autre n’est qu’un beau et éternel perdant. « C’est être un perdant que d’avoir été la première équipe à battre le Barça et le Real en Espagne ? répond Jorge Babaglio, architecte à la tête d’un groupe de supporters du Lobo. D’avoir remporté le premier clasico ? D’être l’équipe qui a mis la plus grosse raclée à River Plate (10-1) ? » La liste des « exploits » s’arrête là.

C’est un fait : Gimnasia est un habitué des deuxièmes places et des occasions manquées, et son rival le lui rappelle sans cesse. « En 2003 et en 2007, ils ont joué la Copa Libertadores : éliminés à la différence de buts au premier tour, retrace Facundo Bernardo Aché, qui a couvert l’actualité des deux équipes de La Plata ces vingt-cinq dernières années. Il y a aussi ce championnat de 1996 : à la dernière journée, Gimnasia peut être champion, mais il concède le nul sur la pelouse d’Estudiantes et laisse le titre au Velez Sarsfield de Marcelo Bielsa. En 2014, le Lobo dispute la Copa Sudamericana. Devinez qui l’élimine ? » Estudiantes, évidemment.

1 a 1 estudiantes gimnasia y no salieron campeones!
Durée : 09:54

A cette époque, le coach était Pedro Troglio, ancien international argentin (vice-champion du monde en 1990), viré en 2016 de Gimnasia après cinq ans de bons et loyaux services, suite à un énième clasico perdu. Un 0-3 à domicile. « Avec Gimnasia, j’ai fini deux fois deuxième en tant que joueur et une fois en tant qu’entraîneur, regrette-t-il. Mais mon pire moment, c’est la défaite 7-0 en 2006. Celle-là, elle a fait particulièrement mal. »

Un géant endormi

Gustavo Orduña, aujourd’hui photographe à Copacabana, la célèbre plage de Rio de Janeiro, est sans doute une bonne définition du supporter tripero. D’abord : malade. « Tant que je vivais à La Plata, j’allais à tous les matchs de l’équipe, à domicile comme à l’extérieur. Je me suis embrouillé avec un paquet de filles et de patrons, car les jours de match, je ne travaille pas, c’est comme ça. Sur la plage ici, quand on entend mon accent argentin, on me dit : Maradona, Messi. Moi, je réponds : Non, Gimnasia”. » Ensuite : frustré :

« Les titres, c’est pour les avocats. Nous, on est plus important que ça. Mes idoles, ce ne sont pas des voleurs et des tricheurs, ce sont tous les autres supporters du Lobo. Nous, personne ne nous aide. Estudiantes flirte sur ces coupes à la con, mais il n’existait pratiquement pas jusqu’à la fin des années 60. »

A l’époque, Gimnasia a aussi eu l’occasion d’écrire l’histoire. Mais encore une fois, il rature. « C’est un sac très lourd que l’on a sur le dos, reconnaît Delio Onnis. On n’a d’autre choix que de se taire et demander pardon aux supporters, qui font partie des plus fidèles d’Argentine. » L’homme se réfère au tournant de l’année 1970. Alors qu’Estudiantes gagne sa troisième Copa Libertadores d’affilée, Gimnasia se qualifie pour la demi-finale du championnat, contre Rosario Central. Mais les joueurs, non payés depuis des mois, refusent de jouer. Le président du club ne veut rien savoir et présente l’équipe réserve, qui s’incline 3-0. « Alors que dans la saison, on leur avait mis 5-0, regrette Onnis, qui prendra dans la foulée la direction du Stade de Reims. C’est vraiment con : cette année-là, on était les plus forts. »

« Le cœur d’un supporteur de Gimnasia est cassé, marqué, et cependant il brûle comme un combustible qui ne s’éteint jamais »

Ricardo Rezza, l’homme qui a lancé David Trezeguet à Platense, faisait aussi partie de l’aventure. « Secrétaire technique » du Lobo jusqu’à fin 2016, il n’a pu que constater le fossé qui se creusait avec le voisin de La Plata. « Quand Estudiantes a commencé à remporter des titres, ça a été une pression extra pour nous. On fait une grande saison en 1970, on les bat même 4-1 ! Mais eux ont réussi à mieux structurer le club à partir de leurs succès. Gimnasia avait le même potentiel, mais il était plus désuni et il n’a pas su maintenir son effectif. Quand je suis revenu au club, en 1988, c’était la même désorganisation, voire pire. »

Aujourd’hui, le club croule sous les dettes et n’a remporté qu’un seul clasico depuis 2005. Le Lobo est-il condamné à souffrir ? « Le cœur d’un supporter de Gimnasia est cassé, marqué, et cependant il brûle comme un combustible qui ne s’éteint jamais », poétise l’écrivain Martin Felipe Castagnet.

Avant de reprendre le micro pour cracher ses insultes, Alberto Raimundi offre quelques minutes de lucidité. « Ce qui me fait le plus souffrir, c’est de voir ce club s’enfoncer, alors qu’il a un gros potentiel : une longue histoire, de fidèles supporteurs, de bonnes infrastructures. Nous aussi, on pourrait être un géant. On l’est, d’ailleurs. Mais il est endormi depuis trop longtemps. »