On connaît surtout l’acteur : sa présence vulpine, son regard d’un bleu enfoui, qui, depuis la fin des années 1970, traverse tranquillement l’histoire du cinéma français, de son centre à sa marge. La liste des réalisateurs chez qui on a pu voir Jean-François Stévenin est interminable : Rivette, Truffaut, Godard, Blier, Breillat, Mocky, Rochant… On connaît moins l’histoire de cet ancien étudiant de HEC qui a fait tous les métiers possibles pour assouvir sa passion des tournages, jusqu’à passer tout naturellement derrière la caméra.

Cinquante ans de carrière et trois films en tant que réalisateur : Passe-montagne (1978), Double messieurs (1986), Mischka (2001). Ceux qui ont eu la chance de les voir les évoquent comme des mots de passe, des secrets trop bien gardés que l’on pourra désormais voir et revoir dans leur version restaurée. On pense à Godard, à Pialat, on retrouve cette France du cambouis, le road-movie à la française, de Blier à Cavalier. Mais la prouesse de Stévenin aura été de fabriquer en seulement trois films une France bien à lui : des duos, des tribus qui prennent la route, gravissent la montagne, échouent dans des lieux de transit avant de reprendre la fuite.

MISCHKA - Bande-annonce VF
Durée : 01:21

Influences américaines

C’est à la fois la France et autre chose, l’ancrage dans un pays et la ligne de fuite tendue vers un désir très français d’Amérique. « Là-bas, tout était possible : les chevaux, les motos. On vit étriqué en Europe, là-bas, ça roule », dit-il. Ses influences américaines, Stévenin ne les singe jamais, elles coulent dans les veines de sa mise en scène : le goût du silence hérité de Monte Hellman, l’approche béhavioriste du jeu d’acteur, les gestes plutôt que les dialogues. « Comme acteur, je n’avais aucune expérience donc je me suis appuyé sur les gestes. Je me suis aussi aperçu que John Wayne n’était jamais debout comme un con, il fallait qu’il ait une Winchester à la main ou qu’il prépare un café avec la Winchester posée à côté de lui. Newman, Montgomery Clift, Marlon Brando, ils s’appuient tous sur des gestes. » Chez Stévenin, le spectateur n’engrange aucune information, il s’imprègne d’une atmosphère, se libère de la compréhension pour regarder des hommes et des femmes agir.

S’il joue toujours dans ses films, c’est à chaque fois accompagné d’acolytes lunaires et enfantins

Au générique d’ouverture, les cartes routières se mêlent aux photos d’enfance de ses acteurs, manière d’annoncer que ce qui suivra ne sera qu’un jeu d’enfant et que le cinéma a permis à Stévenin de réaliser à l’âge adulte ses rêves de gamin : « Passe-montagne, c’est toutes mes frustrations d’adolescent par rapport à mes copains un peu voyous qui faisaient ce qu’ils voulaient. J’avais une éducation rigoureuse, je ne pouvais pas me sauver la nuit et je me suis vengé en faisant ce film : le garage, le cambouis, une Porsche sous une bâche, la frontière suisse pas loin. »

Double messieurs - Bande annonce FR
Durée : 01:36

S’il joue toujours dans ses films, c’est à chaque fois accompagné d’acolytes lunaires et enfantins : la bonhomie moelleuse d’un Jacques Villeret, la douce fantaisie d’Yves Afonso et de Jean-Paul Bonnaire dans Double messieurs. Avec eux, on embarque sur un coup de tête, pour un rien, on se roule dans la neige, on kidnappe une femme et les Courtepaille d’aires d’autoroutes font penser à des vaisseaux spatiaux – « on est à la fois inquiet et ravi d’être là, tout en se demandant ce qu’on fout là ».

« La vie, c’est gris et lumineux »

Rien ne se formule ni ne se déclare, on devient ami sans se le dire, on part en voyage sans s’en rendre compte. Un cinéma libéré des péripéties et du scénario (bien que les siens soient très écrits) et qu’il évoque en parlant de John Cassavetes : « Quand j’ai vu ses films, je me suis dit “J’ai un cousin”, ça me parlait à tous les plans. Les personnages, l’amour qui ruisselle, Love Streams… On aime absolument tous les personnages, même le pire salopard de la Mafia. La vie, c’est ni noir ni blanc, c’est gris, c’est lumineux. » Dans ses propos, la douceur prime sur les sentiments négatifs : il ne regrette pas de ne pas avoir réalisé plus de films, et lorsqu’on lui parle du goût tenace de ses personnages pour la fuite, Stévenin ne l’évoque jamais par opposition à une quotidienneté qu’il rejetterait : « On a tous une espèce de ronron qui n’est pas forcément mauvais et d’un seul coup la porte s’entrouvre et on peut aller vivre autre chose pendant trois, dix jours. Mes films sont des chemins de traverse. Et puis quand ça finit on reprend son ronron habituel s’il ne nous est rien arrivé de fâcheux. »

Même douceur lorsqu’il s’agit d’évoquer un tournage, très loin de l’image du réalisateur qui régnerait en maître et imposerait ses vues à son équipe. Plutôt un coup de foudre collectif : « On tombe amoureux des acteurs d’une façon ou d’une autre, mais on est aussi amoureux du chef électricien. C’est tellement dur et dérisoire de faire un film que j’ai envie de prendre tout le monde dans mes bras. » Et après le tournage ? « Le coup de foudre s’arrête et tout le monde tombe malade. »

Affiche de l’intégrale consacrée à Jean-François Stévenin. / FESTIVAL LUMIÈRE LYON

Intégrale Jean-François Stévenin : Passe-montagne (1978, 1 h 53), Double messieurs (1986, 1 h 30), Mischka (2001, 1 h 56), Reflet Médicis, Paris 5e. www.acaciasfilms.com/film/integrale-jean-francois-stevenin