Place Bernard-Halpern, dans le 5e arrondissement de Paris, le balaie des camions poubelles vient rompre le silence du petit matin. Il est 6 heures et il fait encore nuit noire. Pour une vingtaine d’éboueurs de cet atelier — le local du personnel de la propreté de Paris — d’un quartier cossu de la capitale, la journée de travail commence. Jusqu’à midi, quatre équipes de trois personnes — deux éboueurs et un chauffeur — vont sillonner les rues, selon un itinéraire précis, pour débarrasser les souillures des habitants, commerçants et restaurateurs.

Il est tôt, mais la journée de Frédéric a commencé au cœur de la nuit, à 4 heures. Comme beaucoup de ses collègues, ce père de famille de 36 ans vit en banlieue, à une heure de son lieu de travail. En ce mercredi 18 avril, jour de grève à la SNCF, le chef d’équipe de l’atelier de Frédéric, à l’essai depuis près d’un an, s’est assuré que ses effectifs étaient bien au complet : « Avec le mouvement social, comme de nombreux éboueurs vivent loin, c’est difficile d’arriver à l’heure », explique Laurent Meunier, chargé de coordonner une partie du 5e arrondissement. En ce moment, il est fréquent qu’il envoie des personnels en renfort sur certaines rues, pour que tout le secteur soit collecté. Car il faut prendre en charge les « rues prioritaires » le plus tôt possible, à l’heure où les passants et les véhicules ne les ont pas encore envahies.

« Insultes, klaxons, menaces et tutoiement »

« Très vite, les camions de livraison arrivent, et ça devient ingérable », résume Stéphane, quadragénaire à la carrure imposante, au volant de son camion. Chauffeur depuis onze ans, il s’attache à répondre toujours de manière flegmatique, souriant aux nombreux automobilistes qui l’invectivent pour circuler rue Mouffetard, une artère touristique au charme villageois, où sont massés sur cinq cents mètres commerces de bouches, restaurants bon marché, primeurs, boutiques de souvenirs et bars étudiants.

« Insultes, klaxons, menaces et tutoiement, c’est tous les jours quand on est conducteur d’un camion benne », énumère le père de famille de 45 ans. « Dégage, espèce de bon à rien », « tu vas bouger branleur, c’est moi qui te paye avec mes impôts », « fainéant, t’as que ça à faire de me bloquer », citent encore les trois collègues, avec le ton las de l’habitude, mais qui jamais ne se plaignent. Si le métier d’éboueur « fascine les enfants », il reste « un métier qui n’est pas valorisant », et qui souffre d’une « mauvaise image ».

D’une même voix, les éboueurs interrogés décrivent ce sentiment « d’être invisibles aux yeux de tous ». Stéphane est celui qui le résume le mieux :

« On a l’impression de faire partie du mobilier urbain, les gens ne nous regardent pas, ne nous disent pas bonjour. »

« Une indifférence généralisée » qui vire parfois à l’incivilité, confie une balayeuse de la ville de Paris, croisée alors qu’elle passait derrière le camion benne pour ramasser ce qui a pu en tomber. L’employée, qui a, elle aussi, commencé sa journée au petit matin, évoque « ces piétons qui jettent devant nous, par terre, leurs détritus, cannette, mouchoir… » Les éboueurs décrivent aussi les scooters et les voitures, qui les frôlent pour passer, alors qu’ils sont sur leur marchepied.

Les commerçants, qui côtoient les éboueurs chaque jour aux aurores, sont solidaires de leurs « compagnons du petit matin », qu’ils croisent les jours de pluie ou sous la neige. Un boulanger, dont les poubelles n’étaient pas suffisamment grandes pour contenir tous ses déchets, aide les deux éboueurs à les jeter le vrac dans la benne. Le camion reprend sa route, laissant derrière lui une odeur âcre qui se mélange à celle du pain chaud des boulangeries.

L’odeur. « Au début, c’est affreux, après, on s’y habitue », commente Yoan, qui a arrêté « parce que c’était trop d’heures de travail pour un salaire de misère ».

« On ne peut pas se mentir, éboueur, ce n’est pas un métier qu’on apprécie à la base, personne ne veut se lever avant 6 heures et sentir les poubelles. »

Il y a trois semaines, ce boulanger de formation a reçu en plein visage « la projection d’odeur d’une poubelle » qui venait d’être renversée dans la benne. « Ça sentait la couche pour bébé et les fruits pourris », détaille-t-il, avant d’évoquer le cas de « collègues qui ont essuyé des projections de produits corrosifs », comme l’eau de javel que des riverains mettent dans leur poubelle.

Sept tonnes de déchets par service

Aux odeurs nauséabondes s’ajoutent des conditions de travail néfastes pour la santé. Durant leur service, Yoan et Frédéric ont transporté près de sept tonnes de déchets, parcourant huit kilomètres à pied. Alors qu’il ramasse les lourdes poubelles de la grande mosquée de Paris (jusqu’à 300 kg), Yoan évoque les problèmes de dos dont souffrent tous les éboueurs. A cela s’ajoutent souvent les entorses, les tendinites et les problèmes d’audition liés aux bruits des véhicules.

Poissonnier, restaurateur, boulanger, caissière, nourrice… avant d’être agents de propreté, les employés interrogés occupaient tous des métiers fatigants physiquement, aux larges amplitudes horaires. Désormais, la plupart du temps, ils bénéficient de trois jours de repos d’affilés, et connaissent leur planning un an à l’avance. En contrepartie, ils travaillent en horaires décalés, parfois plus de neuf heures par jour, et pour certains les week-ends.

Le tout pour à peine plus d’un smic, surtout quand on débute. Frédéric, stagiaire, touche 1 500 euros net par mois, Yoan qui cumule quinze ans d’ancienneté, 1 700 euros, et Hervé, qui travaille à la propreté de Paris depuis trente-sept ans, 2 200 euros. « Entre quelqu’un qui a deux ans d’expérience et quelqu’un qui en a quinze, le salaire est presque le même », déplore Patrick, éboueur depuis vingt-deux ans, croisé à l’atelier, lors de la pause, vers 9 heures. « Comme de nombreux éboueurs », il aimerait faire grève, mais ne peut pas se « le permettre », avec sa paye de 1 700 euros net par mois.

Les fédérations CGT des transports et des services publics, qui ont lancé un appel commun à la grève dans l’ensemble de la filière déchets, revendiquent la création d’un « statut unique public » pour les travailleurs de la filière. Objectif : la « reconnaissance de la pénibilité » dans ce secteur, en élargissant à l’ensemble des salariés la possibilité d’un départ anticipé. Dans quelques mois, Patrick, lui, partira « comme tout le monde, à 65 ans, avec une minuscule retraite de 1 300 euros ».