Depuis 2013, la France a engagé une véritable guerre contre le terrorisme en Afrique, en l’occurrence dans une partie de la bande sahélo-saharienne qui va du Tchad jusqu’à la Mauritanie. La menace est présentée comme globale face à des groupes djihadistes affiliés ou en lien avec les deux principales franchises mondiales, à savoir Al-Qaida et le groupe Etat islamique.

Malgré l’ensablement du conflit, le principe d’un engagement militaire n’est donc pas contesté et fait l’objet d’un relatif consensus au sein de l’opinion publique et de la classe politique en France. Le contraste est saisissant. Lors de la première crise du Golfe en 1991, des Français étaient descendus dans la rue pour manifester contre l’intervention militaire des Etats-Unis au Koweït. L’Elysée avait ensuite pris officiellement position contre Washington au moment de l’invasion de l’Irak en 2003.

Au Mali, en revanche, le déploiement de l’armée française n’a guère suscité de protestations en 2013. Le silence fut assourdissant. Autant les journalistes américains s’étaient empressés de questionner les raisons de l’intervention militaire en Irak, où il n’existait pas d’armes de destruction massive, autant la presse française n’a guère poussé bien loin ses investigations au nord de Bamako. Sans risquer d’être contredit, le président François Hollande pouvait, par exemple, prétendre que la France était intervenue au Mali pour mettre un terme à de prétendus massacres de femmes et d’enfants que les djihadistes n’avaient en réalité jamais commis.

Le plus gros déploiement de troupes françaises

Il y avait pourtant lieu de s’interroger sur les mobiles du plus gros déploiement de troupes françaises en opération extérieure depuis la guerre d’Algérie. En 2012, les groupes djihadistes alliés à des rebelles touareg s’étaient emparés des villes du nord du Mali, notamment Tombouctou et Gao. Ils avaient aussi pris en otages quelques Occidentaux, un phénomène qui n’a rien de particulièrement exceptionnel si l’on en juge par le développement général de l’industrie du kidnapping dans les pays non musulmans d’Amérique latine ou d’Afrique subsaharienne.

Sur le plan stratégique et global, en revanche, les insurgés n’avaient jamais mené d’attentats terroristes en France. En quoi menaçaient-ils donc directement l’intérêt national ? Début 2013, la réponse de l’Elysée a été que les djihadistes de Tombouctou et Gao étaient en train de descendre vers le Sud. Ils risquaient en conséquence de prendre Bamako pour transformer l’ensemble du Mali en Afghanistan sahélien et y installer une base arrière du terrorisme international.

Une pareille hypothèse semblait cependant peu probable, entre autres parce que la minorité touareg avait peu de chances de contrôler des espaces urbains densément peuplés et foncièrement hostiles aux populations du Nord saharien. L’empressement des autorités françaises à parier sur une éventuelle victoire des insurgés tranchait, d’ailleurs, avec les précédentes analyses du Quai d’Orsay, qui avaient sous-estimé la capacité des rebelles à s’emparer du pouvoir dans les capitales du Rwanda en 1994 ou du Zaïre en 1996.

Propagande islamiste et djihadisme

Indéniablement, les conflits du « Sahelistan », comme certains aiment désormais qualifier la région, ont été dramatisés en insistant sur leur dimension globale et sur le rôle de la propagande islamiste dans la production d’une menace djihadiste transnationale.

Ce travers est très ancien. En dépit (ou plutôt à cause) de son engagement en faveur de la laïcité, la classe politique française s’était ainsi inquiétée historiquement des possibilités de complots menés par des « congrégations » religieuses, des jésuites ou des ligueurs royalistes. Dans un tel contexte, les agents coloniaux avaient vite assimilé à des sociétés secrètes les confréries soufies qui sont à présent décrites comme un allié de l’Occident et un rempart efficace contre l’idéologie djihadiste. En Algérie, par exemple, on a commencé à parler de « péril confrérique » dès 1845.

La grande mosquée de Djenné, dans le centre du Mali. / Ruud Zwart/Flickr, CC BY-SA

Dans un premier temps, c’est surtout la Senoussiyya qui a retenu l’attention des autorités coloniales. Considérée comme une organisation politique et occulte, celle-ci a tour à tour été suspectée d’avoir conclu des alliances avec les Allemands en 1872, les Turcs contre les Russes en 1876, les Italiens contre les Français en Tunisie en 1881, les mutins d’Ahmed Urabi Pacha en Egypte en 1882 et les combattants du Mahdi soudanais contre les Britanniques en 1884.

Sans craindre l’exagération, certains devaient même affirmer que la Senoussiyya comptait jusqu’à trois millions de fidèles, de Ségou au Mali jusqu’à la Corne de l’Afrique en Somalie, quitte à lui imputer systématiquement (et à tort) les assassinats d’explorateurs occidentaux. A l’instar des Mourides au Sénégal, les Senoussi ont ainsi été investis par le colonisateur et les colonisés d’une fonction de résistance qui dépassait très largement leurs programmes et leurs discours.

Dramatisation du potentiel subversif et global de l’islam

Cette dramatisation excessive du potentiel subversif et global de l’islam reposait, en l’occurrence, sur une forte tendance à l’extrapolation qui se nourrissait d’assimilations hâtives et de rapprochements arbitraires entre différents groupes musulmans. Elle n’est pas sans rappeler les spéculations hasardeuses d’aujourd’hui à propos des connexions internationales de Boko Haram depuis les marais du lac Tchad ou des insurgés peuls depuis le delta intérieur du Niger.

La description du Sahel à travers l’image d’un « arc de crise » en proie à un « croissant de la terreur » est révélatrice à cet égard car elle laisse entendre que tous les conflits de la zone seraient interdépendants, voire semblables. Elle exprime bien l’effroi que suscite depuis fort longtemps l’immensité du désert du Sahara.

Sur un marché de Bamako. / James Holme/Flickr, CC BY-SA

Du temps de la guerre froide, les autorités françaises avaient ainsi amplifié la portée réelle des menaces extérieures en provenance du monde communiste ou de la Libye du colonel Mouammar Kadhafi. A présent, elles s’inquiètent de la prétendue « radicalisation » d’un islam importé des pays du Golfe, notamment d’Arabie saoudite.

Leur approche surdétermine le rôle du fanatisme religieux. Mais elle ne correspond pas aux réalités locales. Les études disponibles montrent en effet que l’embrigadement des djihadistes doit très peu à des efforts d’endoctrinement religieux. Les jeunes des régions du Macina, de Sikasso et du nord au Mali, par exemple, ont surtout participé aux combats pour protéger leur famille, leur communauté ou leurs activités économiques, licites ou non.

Des motifs religieux largement minoritaires

Des entretiens menés récemment auprès de 168 détenus de Boko Haram au Niger ont également révélé que la majorité d’entre eux avaient rejoint le groupe soit parce qu’ils avaient été enlevés par les insurgés, soit pour fuir la répression de l’armée, soit encore pour protester contre les injustices du gouvernement. Seulement un sur cinq (22 %, essentiellement parmi les combattants, plutôt que parmi les « complices ») citait des arguments religieux pour expliquer son engagement dans la lutte.

De même au Nigeria, des sondages ont montré qu’entre 0 % et 25 % des enfants embrigadés dans Boko Haram disaient avoir été motivés par des raisons religieuses ; la plupart avaient plutôt rejoint les insurgés pour suivre un ami, gagner de l’argent et s’élever dans la hiérarchie sociale.

Tout ceci a aussi été confirmé par une étude plus large des Nations unies auprès de 573 combattants issus, pour l’essentiel, des Chabab dans la Corne de l’Afrique, de Boko Haram au Nigeria et, dans une moindre mesure, d’AQMI au Mali.

Les résultats de ces enquêtes auraient assurément mérité d’être discutés en France avant d’envisager purement et simplement d’y interdire le salafisme. En effet, ils mettent en évidence l’importance des dynamiques locales dans l’émergence de rébellions exprimées au nom du Coran. Le sentiment d’injustice, les inégalités sociales, les exactions des forces de l’ordre, la déliquescence des services publics de base et la profonde corruption des appareils d’Etat ont tous contribué à alimenter les révoltes djihadistes en Afrique subsaharienne.

Le problème est qu’un pareil constat est difficile à entendre lorsqu’il s’agit de régimes alliés à la France. Pour mobiliser l’opinion publique et justifier une intervention militaire, il est évidemment plus facile d’agiter l’épouvantail d’un djihad global et importé du monde arabe.

Marc-Antoine Pérouse de Montclos est directeur de recherches à l’Institut de recherche pour le développement (IRD).

Cet article a d’abord été publié sur le site de The Conversation.