Korhogo, dans le nord de la Côte d’Ivoire, dimanche 22 avril. La place de la mairie est bondée. Face aux maquis provisoires et aux rangées de spectateurs assis sur leur scooter, Magic System chante Premier Gaou. La terre rouge s’élève en nuages, les marchandes oublient leur étal, les chiens errants tombent en arrêt. La chanson parle des années de galère, du goût de la conquête : « Dieu merci pour moi je savais chanter un peu/J’ai fait ma cassette oh ! on me voit à la télé. » C’était il y a presque vingt ans et Premier Gaou reste un hymne alternatif pour tout un peuple. Il fallait donc que la onzième édition du Femua, le Festival des musiques urbaines d’Anoumabo, s’achève par ce refrain de nuit tardive.

Presque une semaine plus tôt, le mardi, l’affaire avait démarré très loin de là, à 600 km au sud, entre la lagune et les ponts à péage d’Abidjan. Le Femua est né dans le quartier populaire d’Anoumabo, berceau du groupe Magic System. Jusqu’à l’année dernière, il se déroulait sur une longue artère étriquée, où des écrans géants étaient disposés à intervalles réguliers mais où les mouvements de foule auraient tôt ou tard dégénéré en catastrophe. Pour cette édition, la manifestation a donc déménagé dans un immense complexe sans charme – l’Institut national de la jeunesse et des sports, avec ses préfabriqués et sa piste circulaire – mais qui a l’immense mérite d’offrir davantage de sécurité aux dizaines de milliers de festivaliers qui y entrent gratuitement.

50 000 spectateurs

Au fil des ans, le Femua s’est affirmé comme l’un des plus importants festivals africains, une machine idéale, artisanale et savante, pour saisir la déferlante afro-pop en Afrique de l’Ouest. Même la mort en 2016 de Papa Wemba après un malaise sur scène et celle de Didier Bonaventure Deigna, membre de Magic System, quelques jours plus tard par noyade n’avait pas mis fin à la destinée féconde du rendez-vous musical. Pour preuve, les 50 000 spectateurs qui se sont déplacés deux nuits à Abidjan et une nuit à Korhogo, quatrième ville de Côte d’Ivoire, pour venir écouter le concentré de stars du coupé-décalé et du zouglou, le rappeur français Soprano ou les nouveaux héros panafricains qui considèrent le Femua comme une halte indispensable. Quant à la jeune diva nigériane Yemi Alade, elle a imposé, moulée dans un collant intégral beige, sa pop placide devant 20 000 spectateurs, dont un tiers connaissait ses textes en anglais par cœur. La Beyoncé de Lagos a offert samedi un spectacle sans démesure mais éclatant.

Autre figure de l’afro-pop glorieuse, le Malien Sidiki Diabaté semblait vouloir justifier ici, dans ce stade à ciel ouvert, les attentes dont il fait l’objet. Vendredi, après une violente averse, une grande partie des festivaliers a décidé de suivre le concert à la télévision nationale plutôt que sur l’herbe trempée. Et c’est devant un parterre épars que le fils du joueur de kora Toumani Diabaté a obtenu un triomphe. Veste déstructurée de couturier à col Mao, mocassins cousus de paillettes, tee-shirt sur lequel un aigle royal surplombe une Harley Davidson, le musicien roulait les yeux à la manière des Peuls du Niger. On se souvient de Sidiki adolescent (il a aujourd’hui 26 ans), quand il étudiait la kora sous l’œil conquis de son père et qu’il produisait en même temps des morceaux pour les rappeurs de Bamako.

Il est capable d’interpréter le soir précédent son concert, lors de la soirée privée du sponsor MTN, un classique du répertoire griotique, Mali Sadio, avec sa kora électro-acoustique dépourvue de calebasse et le lendemain son tube Allô Allô, bluette entêtante à la voix digitalisée, sur la pelouse du stade. Sidiki Diabaté n’est pas le produit de deux histoires, on évitera de décrire sa geste comme la réconciliation heureuse de la tradition et de la modernité. Il est comme tous ses fans, parfaitement mobile culturellement mais attaché aux accents du terroir : « L’afro-pop nous permet de voyager, de parler directement à une jeunesse énorme, elle dit notre fierté d’être des Africains », s’enthousiasme-t-il.

Plateforme d’expression

En parallèle des concerts, nombre d’initiatives ont nourri l’affiche du Femua : le festival pour les enfants d’Anoumabo, des rencontres avec la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem), mais surtout, selon la thématique choisie cette année, nombre de conférences et d’ateliers autour de la question de la migration clandestine. C’est A’salfo, leader de Magic System et âme du Femua, qui tenait à ce que cette question soit abordée : « Le début de ma vie n’a pas été facile et pourtant je n’ai jamais été tenté de quitter mon pays. Il faut qu’on arrête cette hémorragie et qu’on donne des raisons à nos jeunes de vouloir rester. »

C’est là surtout que le Femua convainc, dans cette attention portée au renforcement des capacités locales et à la professionnalisation du secteur de la musique. A’salfo, quadragénaire qui a conquis le monde avec son zouglou de bal populaire, a voulu le Femua comme une plateforme d’expression, mais aussi comme un instrument de structuration et de création de ponts dans toute l’Afrique francophone. Une ambition magnétique.