« Bomberman », le plus célèbre poseur de bombes du jeu vidéo, a-t-il pavé la voie avec 30 ans d’avance aux plus grands succès du moment ? / Konami

« Les battle royale ne sont pas un genre de jeu, c’est un mode de jeu, comme le deathmatch. C’est facile de le rajouter à presque n’importe quel type de jeu de tir déjà existant. D’ici un an, de Call of Duty à Battlefield, tous en auront un par défaut. » La prophétie d’Alex Hutchinson, ancien directeur créatif de Far Cry 4 chez Ubisoft, est le dernier témoignage en date d’un phénomène mondial.

Les jeux de tir en 100 contre 1 sont les nouvelles locomotives de l’industrie. Ses deux ambassadeurs phares, PlayerUnknown’s Battlegrounds (PUBG) et Fortnite, revendiquent respectivement 30 et 45 millions de joueurs conquis en un an seulement.

Derrière l’évidence des chiffres et l’impression d’une nouvelle ère, toutefois, une petite mélodie amusée revient régulièrement sur les réseaux sociaux : et si les deux cadors actuels n’avaient rien inventé, mais tout repris à Bomberman, une série née en 1984, qui a connu son heure de gloire au début des années 1990 sur Super Nintendo puis Saturn ?

SNES Super Bomberman
Durée : 01:31

« Le fond est fortement similaire »

Certains vétérans de la manette ne peuvent s’empêcher de faire le rapprochement. « Depuis la sortie de PlayerUnknown’s Battlegrounds, je repense beaucoup à Dyna Blaster », le premier nom de Bomberman en Europe, raconte ainsi le journaliste anglais Ian Higton sur le site Eurogamer.

« Pour moi, PUBG réveille bien des sentiments intenses que j’ai eus en 1991 – les hauts, les bas, la peur, l’adrénaline. C’est parce qu’en regardant attentivement les mécanismes des deux jeux et la manière dont leurs parties fonctionnent, on s’aperçoit qu’ils sont presque complètement identiques. »

De l’extérieur, le parallèle peut ne pas sauter aux yeux. Le premier est un jeu de tir réaliste dans un environnement verdoyant laissé à l’abandon, avec des combattants en treillis bien souvent planqués dans des fourrés, fusil à lunette sur l’épaule. Le second met aux prises une ribambelle de petits personnages colorés cartoonesques, qui s’envoient des bombes de dessins animés à coups de poing et pied.

Vu de l’extérieur, « PUBG » n’a pas grand chose à voir avec « Bomberman ». Mais son squelette est pourtant identique. / BlueHole

« Evidemment, le fait que Bomberman ne soit ni un jeu de tir ni massivement multijoueur les différencie, ce qui fait que les joueurs ne feront pas forcément le lien naturellement, convient Hervé Da Mota, vétéran de l’industrie qui a notamment travaillé sur la série Ghost Recon. La forme n’est pas la même, mais le fond est quant à lui fortement similaire. »

Deux systèmes de jeu identiques

Les points communs sont en effet nombreux. Côté règles, les deux fonctionnent selon le même modèle, celui du last man standing : le dernier en vie a gagné. Contrairement à un jeu classique, pas de résurrection, pas de points, juste des participants qui s’éliminent les uns après les autres jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un seul vainqueur.

Une partie à dix dans la version Saturn de « Bomberman », la plus cotée dans les années 1990. / Hudson Soft

La logique des parties est également similaire : il s’agit de débuter chaque match démuni, et à force de collecter des bonus répartis aléatoirement, de devenir de plus en plus compétitif et puissant. « Au début, les participants sont à pied, seuls, sans défense, avec une attaque basique. Dans PUBG c’est un simple coup de poing, dans Bomberman, une bombe de base avec une explosion minuscule, à peine de quoi détruire les blocs alentours », constate Ian Higton. A la fin de la partie, les joueurs sont suréquipés.

Et puis il y a cette pure idée de game design, souvent attribuée à PUBG et son créateur, mais en réalité présente dès Bomberman : l’arène de jeu dont les bords se rapprochent à mesure que la partie progresse, obligeant les joueurs à se rencontrer. Dans l’un, c’est un nuage de brume qui mange la carte ; dans l’autre, des blocs de mur qui encerclent de plus en plus près les derniers rescapés. « On retrouve clairement tous ces composants où la tension s’intensifie au fur et à mesure que le niveau rétrécit », résume Hervé Da Mota.

Guerre contre tous, dernier vivant vainqueur, collecte d’armes bonus, arènes qui rétrécissent... « Fornite » est un héritier de « Bomberman ». / Epic Games

Une filiation difficile à établir

Bomberman, instigateur à retardement du plus grand phénomène commercial actuel du monde du jeu vidéo ? Pour Andrea Di Stefano, concepteur de Bombslinger, un « Bomberman-like » sorti en avril, la ressemblance est toutefois fortuite. « Je ne pense pas qu’il y ait une filiation directe, ni indirecte à vrai dire. Je pense que le genre des Bomberman est tellement à part qu’il a finalement peu influencé d’autres genres. »

Archétype du jeu rétro à l’ancienne, Bomberman est, il est vrai, l’une des rares licences nées à l’ère de la 2D à n’avoir jamais été transcrite en 3D. Son concept et sa vue de dessus n’ont quasiment pas évolué depuis les années 1980, et son retour en 2017 dans Super Bomberman R, sur Switch, s’inscrit surtout dans une veine nostalgique, bien loin des battle royale en 3D à la mode.

A l’image de « Super Bomberman R » sur Switch, la série n’a jamais quitté sa représentation en 2D à l’ancienne. / Konami

A l’inverse, PUBG et tous les jeux dont il dérive sont des shooters à grande échelle, genre presque totalement absent avant les années 2000. Brendan Greene, concepteur de PUBG et père reconnu du genre battle royale, n’a d’ailleurs jamais cité Bomberman parmi ses modèles, revendiquant plutôt l’inspiration des simulateurs militaires comme Delta Force et ArmA et des jeux de survie contre des zombies, comme DayZ, qu’il a contribué à rendre compétitif :

« Quand vous vous faites tuer par un zombie, vous avez l’impression d’avoir été battu par l’ordinateur. Je voulais que le joueur ne puisse être tué que par un autre joueur. »

Si une œuvre japonaise l’a inspiré, ce serait plutôt le film dystopique Battle Royale (2000), adapté du roman éponyme, qui raconte l’affrontement fratricide de lycéens d’une classe de terminale lâchés sur une île déserte pour un jeu télévisé, et dont le vainqueur sera l’unique survivant.

« Battle Royale 2 : Requiem » (2003), suite du film de 2000, et ses lycéens qui s’entretuent pour survivre. / Kenta Fukasaku, Kinji Fukasaku

Le lien n’est guère plus avéré côté Fornite. Si le studio américain Epic Games s’est inspiré d’œuvres des années 1980, c’est surtout des films S.O.S. Fantômes et Retour vers le futur pour la direction artistique. Mais côté jeu, l’entreprise à l’origine des Unreal Tournament et Gears of War n’a pas eu à chercher au-delà des battle royale déjà existants. « Je ne me souviens pas que quiconque ait fait référence à Bomberman durant le développement de Fortnite », confirme ainsi Celia Hodent, responsable de l’interface du jeu phénomène du moment.

Le chaînon manquant

C’est le paradoxe de deux générations de productions extrêmement populaires, mais sans lien de filiation avéré. La situation pourrait toutefois évoluer, maintenant que 2D, 3D, multijoueur et online cohabitent joyeusement. Plusieurs ersatz de Bomberman ont d’ores et déjà tenté ces dix dernières années d’aller sur le terrain du last man standing à grande échelle, à l’image de Game of Bombes et de Bombermine, jeux 2D massivement multijoueur en ligne opposant des myriades de petits poseurs de bombes.

« Game of Bombs », ou la tentation d’un Bomberman-like à plusieurs dizaines de joueurs, à la façon d’un battle royale moderne. / Capture d'écran

Côté battle royale, des demakes – des versions modernes réalisées avec des contraintes d’antan – tendent des ponts vers l’esthétique et les sensations des consoles des années 1990. A l’image de Surviv.io, tentative de PUBG en 2D sur navigateur lancé en 2018, ou de son concurrent Bruih.io, qui s’apparentent encore trop à un jeu de tir pour inciter à la comparaison, mais sentent déjà un peu plus le Bomberman.

Et, qui sait, peut-être Konami annoncera-t-il à l’E3, le grand salon du jeu vidéo qui se tiendra en juin à Los Angeles, un Bomberman à 100 en ligne, à moins que Fortnite ou PUBG n’introduisent un mode clin d’œil transformant les participants en poseurs d’explosifs. L’idée ne serait pas totalement inédite. En 2016 est sorti BTOOOM Online, adaptation d’un manga de 2009 lui-même inspiré du film Battle Royale, et mettant en scène des champions d’un jeu vidéo grandeur nature devant s’éliminer en… posant des bombes.

BTOOOM! ONLINE - Android Gameplay
Durée : 06:32