L’avis du « Monde » – à voir

Transit repose sur un pari si audacieux qu’il confine à la folie. En adaptant le court roman d’Anna Seghers, Christian Petzold a pris une décision qui sort son film des règles établies, tout en le rendant vulnérable aux doutes et aux interrogations. Le réalisateur de Barbara s’est emparé d’un récit situé dans le passé – l’année 1940 – et, tout en en conservant le moindre détail, l’a mis en scène dans la réalité du monde d’aujourd’hui, se dispensant de l’appareillage de la reconstitution historique.

Paru en 1944, écrit en exil au Mexique par une écrivaine allemande, juive et communiste, Transit est situé à Marseille au moment de l’avance des troupes nazies en France et de l’effondrement de la IIIe République. Autour du port, les réfugiés qui avaient cru trouver asile en France tentent d’obtenir les visas qui leur permettront d’embarquer vers les Etats-Unis ou le Mexique. Georg, le personnage central, usurpe – presque sans le faire exprès – l’identité de Paul Weidel, un écrivain qui s’est suicidé à Paris, au moment de l’évacuation de la capitale par les autorités françaises. Dans les rues de Marseille, il croise sans cesse une femme qui attend son compagnon, seul capable d’obtenir les visas pour le Mexique qui les sauveront. C’est la veuve de Weidel.

En écrivant le scénario de Transit, Petzold en a conservé tous les éléments, même les plus datés : la nationalité des envahisseurs, les destinations désirées par les fuyards (le Mexique dont les autorités sympathisent avec la gauche européenne, les Etats-Unis qui ne goûtent guère le fascisme, mais encore moins les afflux migratoires), les paquebots qui les emportent.

Les passants ont des téléphones portables à la main, à Marseille, le MuCEM jouxte le fort Saint-Jean

Mais comme on l’a dit, la mise en scène refuse ce que le récit appelait : les pèlerines des agents, les téléphones manuels et les trains à vapeur. Les policiers français sont vêtus des uniformes que l’on voit ces temps-ci aux portes des universités, les passants ont des téléphones portables à la main, à Marseille, le MuCEM jouxte le fort Saint-Jean.

Il ne s’agit pourtant pas d’une uchronie et d’imaginer ce que serait le monde si l’Allemagne était encore un Etat prédateur et la France un pays qui n’a de la puissance que le nom. S’il faut trouver une raison d’être au cinéma de Christian Petzold, c’est de ­donner à penser à ses spectateurs. Ce geste, plonger une histoire vieille de trois quarts de siècle dans le bain du XXIe siècle, veut obliger à réfléchir à la condition des réfugiés.

Complicité presque organique

En brisant la perspective espace-temps, le cinéaste-scénariste ramène à la surface quelques évidences : les réfugiés de 1940, Allemands, Espagnols, auraient aujourd’hui tous droit au passeport bordeaux de l’Union européenne ; ils n’auraient pas non plus besoin de visas pour embarquer (en avion plutôt qu’en bateau). La complicité presque organique entre les forces de l’ordre et ceux qui vivent de l’infortune des réfugiés (hôteliers, entremetteurs…) se montre sous un autre jour que celui que jetterait l’appareil d’une reconstitution historique.

Reste que cette audace se fait payer autant qu’elle paie. Les distorsions entre les détails du parcours de Georg, tel qu’Anna Seghers le façonna d’après sa propre expérience, et la réalité contemporaine, numérique, transnationale sont si violentes qu’elles obscurcissent souvent le film, au point, comme ce fut le cas de la présentation de Transit à la dernière Berlinale, de dérouter nombre de spectateurs.

Franz Rogowski incarne puissamment la désorientation de son personnage

Pour contrer ces effets secondaires, Petzold a pu compter sur un formidable interprète, Franz Rogowski, qui incarne puissamment la désorientation de son personnage. Si Georg glisse si facilement dans l’imposture, c’est que son statut de réfugié l’a privé de son identité originelle. Visites au consulat du Mexique, valse-hésitation avec Marie (Paula Beer), la veuve qui se croit toujours épouse, se lisent – à travers les hésitations et les poussées de fièvre de l’acteur – aussi bien comme les actes d’un homme préoccupé de son seul salut que comme les tentatives de construire un édifice radicalement nouveau sur les décombres d’une vie ancienne.

Dans ses moments les plus forts, Transit fait passer ces spectres dans les rues d’une ville familière devenue étrange par leur seule présence, une ville-monde qui doit choisir entre devenir le cimetière de ces destins brisés ou le point d’envol de ces revenants rendus à la vie.

TRANSIT bande annonce officielle
Durée : 01:36

Film allemand de Christian Petzold. Avec Franz Rogowski, Paula Beer (1 h 41). Sur le Web : filmsdulosange.fr/fr/film/245/transit