Alain Chamfort, à 69 ans, sort son seizième album, « Le Désordre des choses ». / REBEKKA DEUBNER POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

« Passe ton doigt sur les microsillons/Autour de mes yeux, le long de mon front/Les entends-tu bien toutes les chansons/Que le temps a gravées au plus profond ? » Dès les premiers mots de la première chanson de son nouvel album, Le Désordre des choses, Alain Chamfort, 69 ans, file la métaphore vinylique pour évoquer, avec piano mélancolique et fragile gravité, les stigmates des années. La vieillesse, la mort qui rôde, les bilans d’une vie où on a existé « comme on a pu », avant de « partir comme un grain, une nuit d’automne » (Exister). Voilà la matière première de la majorité des dix chansons de ce quinzième album.

On pourrait craindre le coup de blues communicatif. Les refrains dépressifs et l’amertume d’un beau gosse déclassé. Fausse alerte. Avec toujours la même élégance et le même sens de l’autodérision, le délicat velouté de son timbre s’adapte avec classe et humour aux thématiques existentielles esquissées par son complice auteur, Pierre-Dominique Burgaud. Pour leur seconde collaboration, huit ans après l’album concept Une vie Saint Laurent, qui évoquait la vie du couturier, Burgaud donne ainsi une profondeur nouvelle à l’éternel dandy, tout en respectant le personnage façonné, depuis plusieurs décennies, par le chanteur et surtout par ceux qui ont mis en mots sa musique, et l’ont aidé à devenir cette figure unique dans la pop française.

De fleur bleue à séducteur

Pianiste de formation classique, happé par le démon de la pop, Alain Le Govic s’est choisi un destin de chanteur, sous le nom de Chamfort, après avoir été, de 1966 à 1968, le claviériste de Jacques Dutronc. Si, depuis ses débuts, le fan des Beatles et de Ray Charles, de Carlos Jobim et de Burt Bacharach, se charge de composer des mélodies avec un sens de l’accroche encore délicieux aujourd’hui, il confie à d’autres les textes qu’il incarne.

Gainsbourg « se servait de mes apparences de jeune premier pour idéaliser un homme ayant beaucoup de facilités avec les femmes. C’était loin d’être le cas ».

Après une première série de 45 tours pour Flèche, la maison de disques créée par Claude François, où le minet emballait les minettes en chantant les comptines prépubères (Adieu mon bébé chanteur, Signe de vie, signe d’amour…) écrites par des spécialistes de la variété post-yé-yé (Jean-Michel Rivat, Frank Thomas, Vline Buggy), Alain Chamfort gagne spectaculairement en épaisseur et en crédibilité grâce à Serge Gainsbourg. « Avec lui, je passais brutalement d’un langage très fleur bleue à une morgue de séducteur plus crue », se souvient le chanteur, d’abord intimidé par le statut de son prestigieux aîné, qui, après une première collaboration en 1977 (l’album Rock’n rose), lui écrivit Manureva (1979), le plus gros tube de sa carrière.

Flatté que l’auteur-compositeur accepte d’écrire à partir de ses mélodies, le jeune homme ne s’identifie pourtant pas totalement à la sensualité exotique gainsbourienne (Malaise en Malaisie, Chasseur d’ivoire, Bambou…). « Serge, qui avait souffert de son physique pendant sa jeunesse, se servait de mes apparences de jeune premier pour idéaliser un homme ayant beaucoup de facilités avec les femmes. C’était loin d’être le cas », s’amuse Chamfort.

Plus souvent victime que conquérant

Approché, à l’origine, pour écrire en catastrophe une chanson remplaçant un texte de Gainsbourg, Souviens-toi de m’oublier – que le grand Serge avait finalement confié à Catherine Deneuve (se fâchant ainsi avec l’interprète de Manureva) –, le Belge Jacques Duvall devient, à partir des années 1980, la plume dessinant le répertoire d’Alain Chamfort. « Gainsbourg faisait chanter du Gainsbourg, analyse aujourd’hui Pierre-Dominique Burgaud. Mais Jacques Duvall a façonné le personnage de Chamfort, en s’inspirant de qui était vraiment Alain. »

Alain Chamfort laisse de côté le récit de ses amours pour évoquer la vie qui passe irrémédiablement. « A mon âge, cela devenait presque dérangeant de jouer au dandy séducteur, même en chantant ses échecs » / REBEKKA DEUBNER POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

Habile joueur de mots et de second degré (coauteur du tube Le Banana Split de Lio), Duvall exploitera à merveille l’humour distancié du chanteur. « Jacques a repris en partie le personnage créé par Gainsbourg, mais en remplaçant son côté macho par plus de fragilité, pour en faire un séducteur, plus souvent victime que conquérant, se souvient Chamfort. Je trouvais cela intéressant. » Avec Jacques Duvall, longtemps épaulé par son compatriote, le producteur et compositeur Marc Moulin (ancien membre des Kraftwerk belges, Telex), le chanteur va ainsi ciseler une collection de bijoux (Paradis, La Fièvre dans le sang, Clara veut la lune, L’Ennemi dans la glace…), dont la mélancolie sautillante et l’instrumentation volontiers synthétique deviendront, à l’instar des chansons d’Etienne Daho, des marqueurs de l’esthétique pop française.

Goût de la dérision

Les années 2000 sont moins riches en succès, mais Chamfort est resté fidèle à son auteur belge jusqu’en 2015 (l’album Alain Chamfort), ne renonçant à ce partenariat qu’après le choix de Duvall d’arrêter l’écriture. Le chanteur pressentait le bout d’une histoire. « Même si je lui suggérais de temps en temps de nouveaux sujets, Jacques avait du mal à aborder d’autres thèmes que la relation amoureuse, explique-t-il. A mon âge, cela devenait presque dérangeant de jouer au dandy séducteur, même en chantant ses échecs », ajoute Chamfort.

Son goût de la dérision et son timbre au sourire en coin se sentaient prêts à approcher plus de gravité avec Pierre-Dominique Burgaud. Avant de réaliser ensemble la parenthèse conceptuelle d’Une vie Saint-Laurent (2010), les deux hommes s’étaient côtoyés, dès la fin des années 1990, quand Burgaud se distinguait, à l’époque, comme créatif d’une agence de pub. C’est ainsi lui qui avait trouvé l’idée du clip Les Beaux Yeux de Laure (Victoire de la musique en 2005), inspiré d’une vidéo de Bob Dylan. Le chanteur alors viré par sa maison de disques, retournait la situation avec humour en tenant des panneaux où était, entre autres, inscrit : « J’en profite pour passer un message personnel. Je cherche une maison de disques. Je suis gentil, propre et bien élevé et j’ai écrit Manureva. »

« Il faut accompagner le sens de la vie, pas essayer de s’y opposer. »

Devenu auteur à plein temps, après avoir quitté le monde de la publicité, Burgaud a connu le succès grâce à la comédie musicale Le Soldat rose, et travaillé avec des chanteurs aussi divers que Gaëtan Roussel, Laurent Voulzy ou Patricia Kaas. Son amitié avec Chamfort lui a donné les clés de ces nouveaux morceaux, plus directs et graves qu’à l’accoutumée. « Il en avait assez des chansons d’amour, confirme le parolier, qui dit s’être inspiré de leurs multiples discussions pour élargir la palette du Désordre des choses. Sa distance, son humour, mais aussi son vécu, lui permettent d’aborder, mine de rien, des thèmes existentiels. »

« Il faut accompagner le sens de la vie, pas essayer de s’y opposer, assure le chanteur en plissant ses souriantes pattes d’oie. Je préfère m’exposer, de moi-même, dans une position défavorable. C’est une façon de m’épargner des coups plus durs qui viendraient des autres. » La vieillesse, la fin inéluctable peuvent se chanter sans pathos. « Ce n’est pas du fatalisme, mais de la politesse. »

Le Désordre des choses, d’Alain Chamfort (PIAS). En concert, le 15 novembre, au Trianon, 80, bd de Rochechouart, Paris 18e.