L’Europajazz Festival, qui a lieu au Mans et dans toute la région, file sur ses 40 ans. Voyons : ça nous renvoie à quoi : à 1980 ? 1980, première année vraiment hors queue de comète de Mai 68, Giscard et sa ministre Alice Saulnier-Seïté renversant la vapeur. Sacres de Reagan, Margaret Thatcher et Pinochet. Morts de Barthes, Sartre, Hitchcock et Tex Avery. Armand Meignan, 30 ans, et Jean-Marie Rivier, 24, fondent l’Europajazz Festival. Robert Jarry, communiste, premier magistrat de la ville, soutient. Un festival ne tombe jamais du ciel. Ou alors, c’est un centre commercial. Meignan et Rivier sont plus ou moins répétiteurs de lycée, passionnés, ils ont des idées. La première étant que le jazz ne saurait se réduire à une resucée des grands fondateurs états-uniens. Ni à un « deal » avec des tourneurs. Encore moins à l’obsession du chiffre, au dorlotage d’un public qu’il faudrait vacciner de force contre le « purisme » et l’« élitisme ». Jacques Thollot, Joe Mc Phee, Raymond Boni, Chris Mc Gregor, Portal et Texier, mais aussi des classiques, tous genres confondus, font la première édition.

Le plus curieux, c’est qu’un festival fondé en morale marche autant que les grands raouts paresseux, condamnés par des édiles exigeants à publier leur croissance à deux chiffres. Voilà pourquoi, par pur amour, l’Europa (d) jazz, dont une astuce typographique (« djazz ») désigne l’ironie politique, a fait de Barre Phillips son résident perpétuel.

65 concerts en un mois, une trentaine de communes, cette fête délirante condamne tout compte rendu à l’injustice du choix

Lequel invite qui il veut. Et, en la précieuse collégiale Saint-Pierre-la-Cour, square des Filles-Dieu, ça ne s’invente pas, un miracle – son, lumières, silences, pierres – se produit, chaque année, grâce à lui. Barre Phillips, né à San Francisco en 1934, carrière qui à elle seule fait dictionnaire, sourire d’ange, corps gracieux, sagesse philosophe, liberté souveraine, est une sorte de saint pratique.

Emilie Lesbros et Barre Phillips, la musique à fleur de peau

Emilie Lesbros, jeune Marseillaise résidant à New York, chanteuse lyrique punk, rockeuse au centre du collectif EMIR (Ensemble de musique improvisée en résidence), improvisatrice illimitée, partenaire de nombre de musiciens abonnés à l’Europajazz, est l’invitée 2018 de Barre. Elle a 33 ans. Depuis 2008, ils forment un duo renversant. No Man’s Zone, publié par le label nato, en témoigne. Le jeudi 3 mai, les voûtes de la collégiale frémissent de leur entente. Ce sont des stylistes de l’instant. Orfeo, Pelleas, Sheila Jordan et Cameron Brown, mille étincelles de chance, tout y passe, la musique à fleur de peau.

Voix et harmoniques en tresse rappellent ces violes-contrebasses dans lesquelles, au XVe siècle, on planquait un enfant pour qu’il doublât, à l’octave, l’archet de l’interprète. Quelques contrebassistes (Slam Stewart, Major Holley) savaient obtenir un effet similaire. Emilie siffle avec un goût exquis.

Lire aussi le compte-rendu de l’édition 2017 : Final de virtuoses de l’archet à l’Europajazz au Mans

Emilie Lesbros et Barre Phillips n’ont pas froid aux yeux. Leur prestation condense l’esprit de l’Europajazz. C’est ici le cas de tous les concerts. Impavide dialectique du passé et de l’avenir, expérience du son, mise en valeur des lieux, programmation très décomplexée, chaque moment apportant, à l’envers de ce qui se dit partout, la preuve qu’il n’y a aucune raison de ne pas oser. Or, 65 concerts en un mois, une trentaine de communes, cette fête délirante condamne tout compte rendu à l’injustice du choix.

Ainsi, à la Fonderie, même jour, Vincent Courtois (violoncelle), Daniel Erdmann et Robin Fincker (sax ténors), créent, après Mediums ou Bandes originales (inspirés par le cinéma), « Jack » : un répertoire, outre l’instrumentation et les arrangements inédits, entièrement dicté par des nouvelles de Jack London. Formidable expérience : l’enthousiasme, l’énergie et la volonté de Vincent Courtois transmettent sans fléchir. Car cette musique se voit à l’œil nu.

Europajazz, jusqu’au 6 mai : Joëlle Léandre Solo, Pifarély, Sylvain Rifflet, Jowee Omicil (samedi 5), Le Swing Time (dimanche 6).