Les cartes Magic sont nées en 1993. / 2018 Wizards. All Rights Reserved

Le 18 avril 1993, Magic est pour la première fois présenté publiquement au siège de l’éditeur Wizards of the Coast, en périphérie de Seattle, aux Etats-Unis. C’est Richard Garfield qui, sur place, conduit les démonstrations. Il ne le sait pas encore, mais le jeune docteur en mathématiques vient de créer un jeu de cartes dont la popularité dépassera toutes ses attentes.

Alors que la nouvelle extension sortie le 27 avril, Dominaria, multiplie les clins d’œil aux éditions d’alors, et qu’un grand tournoi débute vendredi 4 mai en région parisienne, le créateur américain a bien voulu remonter le temps pour évoquer les premiers pas du jeu, qui fête son quart de siècle.

Votre passion pour les jeux de cartes est bien antérieure à la naissance de Magic, puisque, en 1982, vous travailliez sur un jeu appelé « Five Magics ». Y trouvait-on déjà des éléments constitutifs de Magic ?

Richard Garfield : Five Magics prenait pour inspiration Rencontre cosmique [Cosmic Encounter, dans sa version originale], un jeu de société dans lequel les participants pouvaient utiliser un pouvoir spécial pour bouleverser le cours du jeu. Si je n’ai pas été particulièrement enthousiaste lors de ma première partie, j’ai été très impressionné à la seconde, parce qu’elle s’est déroulée de façon totalement différente. Et après ça, j’étais accro.

Je me suis alors dit qu’un jeu dans lequel les cartes pourraient sans cesse bouleverser les règles serait intéressant. Je me l’imaginais comme la magie : difficile à prédire mais pourvu de sa propre logique.

Chaque prototype de Five Magics était testé une ou deux fois, puis mis de côté jusqu’à ce que je trouve une nouvelle idée à expérimenter. Tout en appréciant beaucoup certaines versions, je n’ai jamais cessé de me lancer dans de nouvelles expérimentations. Pour Magic, j’y ai emprunté la relation entre les terrains [qui représentent les ressources] et les sorts, mais aussi les cartes colorées.

A 54 ans, Richard Garfield n’a rien perdu de son rythme de création. Il a récemment travaillé pour l’attendu jeu de cartes Artifact, et prépare de nouveaux projets chez Fantasy Flight ou encore Iello. / Andrea Prudente

Ce n’est pourtant que bien plus tard que vous avez rencontré Wizards of the Coast.

Mike Davis, un de mes amis, avait pris l’initiative de me chercher un éditeur pour un autre de mes jeux, dont le nom était « RoboRally ». C’était la première fois que je sentais tenir quelque chose qui pouvait être publié, mais je n’avais pas le courage de courir après les éditeurs. Cinq ans ont passé avant que Mike ne tombe sur Wizards of the Coast qui, à l’époque, commercialisait des suppléments de jeux de rôle. Mike pensait qu’une jeune entreprise serait plus ouverte sur sa vision des jeux, et qu’elle aurait pu m’éditer.

Il avait raison. Peter Adkinson, qui dirigeait Wizards of the Coast, s’est montré intéressé par mon projet, mais il manquait de ressources. Il me suggéra alors de réfléchir à un concept moins coûteux, où les parties seraient courtes et qu’on pourrait emporter partout, dans les conventions, par exemple. Il m’a fallu moins d’une semaine pour imaginer un jeu de cartes où chaque joueur posséderait son propre paquet, assemblé avec les cartes de son choix.

Quelles ont été les premières grandes règles que vous avez posées ?

Les premières cartes que j’ai créées étaient des « marais » [une ressource qui permet d’invoquer les cartes de couleur noire] et des « squelettes ». Je m’en souviens parfaitement parce que je gribouillais sur les marais pendant que je travaillais sur les règles du jeu.

Comparaison entre les premiers concepts de cartes (en haut) et leur équivalent dans des versions commercialisées (en bas). / DR

A quel moment avez-vous pensé à introduire l’idée de cartes colorées, qui est une des signatures de Magic ?

Ce sont sans doute les cinq « bénédictions » qui ont constitué la première signature : « Ancestral Recall » pour la couleur bleue ; « Messe noire » pour la couleur noire ; « Foudre » pour la couleur rouge ; « Croissance gigantesque » pour la couleur verte ; et « Onguent de soins » pour la couleur blanche. Ces cinq sorts puissants peuvent être invoqués avec une seule ressource. C’était quelque chose d’important parce qu’ils ont contribué à déterminer quels allaient être les atouts de chaque couleur.

J’ai ensuite créé des paires de cartes de couleurs opposées. Par exemple, les designs de « Force de la nature » et de « Seigneur de l’abîme » ont des similarités évidentes. Les deux cartes possèdent le même coût d’invocation dans deux couleurs opposées, le vert et le noir, et sont de robustes créatures qui, sous certaines conditions, peuvent se retourner contre leur propriétaire. De la même manière, l’« Ange de Serra » et le « Vampire Sengien » se répondent.

Pourquoi avoir mis en place le concept de « mise » ? L’idée paraît inconcevable aujourd’hui, au vu du prix des cartes.

Au début d’une partie, les joueurs devaient miser la carte située le plus au-dessus de leur paquet de jeu. Le vainqueur repartait ensuite avec la carte du vaincu. C’était impopulaire, les joueurs tenaient trop à leurs cartes pour se risquer à les perdre de cette façon !

Je cherchais un moyen pour que les cartes circulent d’une main à l’autre, simplement en jouant. Avec la « mise », les joueurs devaient s’adapter à un paquet de cartes qui changeait constamment, et devaient le remodeler régulièrement. Je pensais que les joueurs n’achèteraient pas de quoi créer plus d’un ou deux paquets de jeu, et dans ce cadre-là, les choses auraient pu stagner si les cartes ne circulaient pas assez. Mais les joueurs ont acheté bien plus que cela et ont beaucoup échangé entre eux, ce qui a rendu cette idée obsolète.

Au premier rang, à la deuxième place en partant de la droite, Richard Garfield, entouré de son équipe avant la sortie de Magic.

Pouvez-vous nous parler des toutes premières illustrations sur les cartes ?

Dans les phases de test, je les dessinais. Je cherchais l’inspiration dans une quantité de sources : les bandes dessinées avec les personnages Calvin et Hobbes, Tintin, Batman, les livres Donjons et Dragons, les publicités dans les journaux et même dans un atlas. Les albums des « Aventures de Tintin » m’ont particulièrement aidé pour dessiner les montagnes.

Alors que Wizards of the Coast essaie aujourd’hui de développer des histoires autour de Magic, la narration dans le jeu, tel que vous le concevez au départ, reste au second plan.

De mon point de vue, les jeux et les histoires sont souvent en désaccord. Une histoire implique des personnages construits et une structure narrative linéaire, alors que les jeux font du joueur le personnage principal, et ce sont ses choix qui déterminent comment les choses vont se dérouler. Un personnage imaginé par un tiers a, pour moi, un écho moins puissant chez le joueur que ce qu’on peut lui faire ressentir en lui créant un univers dont il est l’acteur principal. Le scénario peut détourner l’attention de la meilleure histoire possible — celle racontée par la façon dont le joueur déroule cette histoire.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur Magic ?

Je suis toujours enthousiaste à l’idée de rejouer à Magic, et par ailleurs heureux qu’il soit encore un jeu intéressant et populaire. Quand vous devenez expert d’un jeu, votre marge de progression ralentit et vous devez vous attarder sur tous les petits détails, comme mémoriser les listes de mots au Scrabble ou les innombrables ouvertures aux échecs. Dans un jeu comme Magic, même avec mon expertise, j’ai l’impression de participer à une expérience sans cesse renouvelée.