Sous le grand ficus coiffant la cour de récréation, les électeurs longent au compte-goutte le toboggan pour se diriger vers les urnes nichées dans les salles de classe. Dimanche 6 mai en milieu de journée, l’affluence était faible en cette école primaire du Kram, banlieue située au nord de Tunis, aménagée en bureau de vote à l’occasion des premières élections municipales en Tunisie depuis la révolution de 2011. Le faible taux de participation – probablement autour de 25 % - pour un scrutin pourtant lesté d’enjeux de proximité risque de jeter une ombre sur la transition démocratique en Tunisie. En 2014, la participation aux élections législatives s’était hissée à 68,36 %.

Lamia Chamam, lunettes de soleil et chevelure brune, avait bien des raisons de bouder les urnes. Diplômée en biologie, elle est au chômage -, comme tant d’autres diplômés de l’enseignement supérieur. En Tunisie, la désaffection à l’égard de la politique se nourrit amplement des difficultés socio-économiques – chômage, inflation, érosion du dinar, endettement de l’État- que les différents gouvernements depuis la révolution de 2011 n’ont pas su résorber. Lamia Chamam, dont le mari gère un salon de coiffure, a pourtant tenu à se déplacer pour assurer, dit-elle, « la continuité de la démocratie tunisienne ».

Derrière elle, Hichem Kchour, entrepreneur en agroalimentaire, exprime une opinion similaire. « C’est un devoir de voter, plaide-t-il, car on n’a pas eu cette occasion pendant des décennies ». Un troisième électeur, K. Dardouri, cravate et blouson de cuir, veut lui aussi affirmer son droit de citoyen tout en trahissant une vive inquiétude. «Il faut absolument régler les problèmes économiques, insiste ce retraité de la fonction publique. Si le peuple a faim, il se désintéressera de la démocratie ».

Des irrégularités dénoncées

Ce scrutin, dont les résultats devraient être annoncés en début de semaine, aura vraisemblablement un impact sur la configuration politique nationale. Si le parti dominant la coalition gouvernementale, Nidaa Tounès, enregistre une contre-performance, comme certains signaux le suggèrent, la pression devrait s’intensifier sur le chef de gouvernement, Youssef Chahed, issu de ce parti mais en délicatesse avec ses propres amis. Dans tout réaménagement post-électoral, Nidaa Tounès devra néanmoins compter avec son allié au gouvernement, le parti Ennahda. Nidaa Tounès, qui se proclame « moderniste », et Ennahda, issu de la matrice islamiste, s’étaient âprement combattus au lendemain de la révolution de 2011 pour finalement sceller la réconciliation dans la foulée du double scrutin législatif et présidentiel de 2014.

Le scrutin municipal du 6 mai va-t-il raviver la tension entre les anciens adversaires devenus partenaires au sein du gouvernement ? La direction de Nidaa Tounès, partis de cadres souffrant d’un faible enracinement et dont le programme originel – l’anti-islamisme – a perdu de sa pertinence depuis l’alliance avec Ennahda, a commencé à trahir dimanche après-midi une certaine nervosité à mesure qu’il prenait connaissance des premiers résultats officieux. Son directeur exécutif, Hafedh Caïd Essebsi, le fils du chef de l’État Béji Caïd Essebsi, a diffusé un communiqué avant même la clôture du scrutin dénonçant des irrégularités « affectant la crédibilité et la la légitimité du processus électoral ».

Turbulences électorales en vue

La rapidité avec laquelle Nidaa Tounès a mis en cause l’attitude « douteuse » de l’Instance supérieure indépendante des élections (Isie), la commission électorale tunisienne, exprime à l’évidence un épais malaise au sein du parti fondé par le chef de l’État. Avant même la journée électorale, Nidaa Tounès avait semblé temporiser – notamment lors de l’adoption en avril au Parlement du code des collectivités locales – au fil de manœuvres dilatoires exprimant son peu d’entrain à organiser ces élections municipales.

Au sein de Nidaa Tounès, très affaibli par ses dissensions intestines, la grande crainte est de voir Ennahda, fort de la discipline de sa machine militante, réaliser une percée dans les conseils municipaux. Un tel scénario renforcerait la marge de manœuvre d’Ennahda vis-à-vis de son allié gouvernemental dans la perspective du double scrutin législatif et présidentiel de 2019.

Sur fond de marasme économique, la Tunisie s’apprête à entrer dans une phase de turbulences électorales sous les yeux inquiets de partenaires étrangers préoccupés par la stabilité de ce « modèle démocratique » dans le monde arabo-musulman.